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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

ment incontestable, où est la finesse ? M. Sue, si l’on prend l’ensemble de ses œuvres et si l’on se représente bien la famille de romans dont il s’agit, se trouve en combiner en lui l’esprit, la mode, la fashion, l’habitude, avec distinction je l’ai dit, avec sang-froid, avec fertilité, avec une certaine convenance. À tel ou tel de ses confrères célèbres, il a laissé le droit de déraison ; lui, s’il se jette dans l’excès de crudité, c’est qu’il l’a voulu. Sa plume se possède, et il possède sa plume. Sans prendre la peine d’entrer précisément dans la conception laborieuse de l’art, il s’est trouvé par position à l’abri du mercantilisme littéraire. S’il n’a pas d’ordinaire composé avec une concentration très profonde, il a presque toujours fait avec soin. Il n’a obéi à d’autre nécessité qu’à son goût personnel d’observer et d’écrire ; jusque dans ses productions les moins flatteuses, on sent de l’aisance.

Sa première spécialité semblait être le roman maritime, mais il ne s’y est pas renfermé. Il s’agissait pour lui, à son début, de se faire jour dans le monde littéraire par quelque chose d’original et qui attirât l’attention. Il savait la mer, du moins il l’avait tenue à bord d’un vaisseau de l’état durant six mois[1] ; il avait rangé bien des côtes. Il exploita, en homme d’esprit et d’imagination, ses rapides voyages et les impressions dont sa tête était remplie. Le Pilote et le Corsaire rouge de Cooper avaient mis le public français en goût de cette vie de périls et d’aventures ; on admirait à chaque salon Gudin. M. Sue se dit que, lui aussi, il pourrait arborer et faire respecter le pavillon. Le genre qu’il importait chez nous fut à l’instant suivi et pratiqué avec succès par plusieurs ; les juges compétens paraissent reconnaître que de nos romanciers de mer le plus exact à la manœuvre est M. Corbière. Je crois que M. Sue ne visait d’abord qu’à une exactitude suffisante ; il écrivait avant tout pour Paris ; son ambition était moins de remplir le Havre que de remonter la Seine. Ce n’est jamais pour les vrais bergers qu’on écrit les idylles. Depuis il a fortifié ses études de marine en les dirigeant sérieusement sur l’histoire de cette branche importante. Par malheur l’historien doit être comme la femme de César, ne pas même pouvoir être soupçonné d’infidélité. M. Sue avait été trop évidemment et trop habilement conteur pour ne pas mériter un premier soupçon. On ne lui a peut-être pas assez tenu compte jusqu’ici de son second effort. Nous-même, en ce moment, nous n’irons pas avec lui au-delà du romancier. À celui-ci du moins

  1. On peut voir quelques détails biographiques dans un article de M. Legouvé (Revue de Paris, tome XXVII, 1836).