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pline et une sorte d’évolution dans l’ensemble. Les questions de forme ne se séparaient pas des questions de fond ; la joûte se passait dans un camp tracé. Il est arrivé au moment de la rupture ce qui arrive dans l’orage à un lac ou à un bassin que l’art ne défend plus. Toutes les écluses ont été lâchées, et les ruisseaux aussi. La haute mer a fait invasion, et les bas-fonds ont monté. Il a fallu quelques années pour que, dans les flux et reflux de cette étendue confuse, on retrouvât un niveau et de certaines limites. En attendant, une foule de pavillons plus ou moins aventureux ont fait leur entrée, ont imposé et illustré leurs couleurs. Aujourd’hui, quand on veut reconnaître cette rade immense (si rade il y a), l’aspect a tout-à-fait changé.

Dès les premiers jours de 1831, sous la rubrique assez énigmatique de Plik et Plok, un nouveau venu se glissait, un peu en pirate d’abord ; mais qu’importe ? Une fois entré, il le disait lui-même, il était bien sûr de s’y tenir, d’y jeter l’ancre ; et il l’a prouvé.

Depuis 1831, M. Eugène Sue n’a cessé de produire ; ses nombreux romans se pourraient distinguer en trois séries : romans maritimes, par lesquels il a débuté (Atar-Gull, la Salamandre, etc., etc.), romans et nouvelles de mœurs et de société (Arthur, Cécile, etc., etc.), romans historiques enfin (Latréaumont, Jean Cavalier). Le roman maritime l’ayant mené à étudier l’histoire de la marine française, cette histoire elle-même l’a conduit bientôt à se former, sur le règne et le personnage de Louis XIV, certaines vues particulières. Ce sont ces vues qu’il poursuit et met en action dans Latréaumont et dans Jean Cavalier. Nous avons à examiner aujourd’hui ce dernier ouvrage, remarquable, intéressant, et traité avec conscience. Ce nous est une occasion, trop retardée, de tâcher auparavant de saisir en général le caractère du talent de M. Sue.

M. Sue représente pour moi assez fidèlement ce que j’appellerai la moyenne du roman en France depuis ces dix années ; il la représente avec distinction, mais sans un cachet trop individuel et sans trop d’excentricité, tellement que c’est l’époque même qui semble plutôt lui imprimer son cachet à elle. M. de Balzac certes, en de curieuses parties d’observation chatoyante et fine, offre un échantillon incomparablement exquis du genre (bon ou mauvais) du moment ; mais ce n’a été que par endroits qu’il a paru saisissable, et il échappe vite par des écarts et des subtilités qui ne sont qu’à lui. Parmi les romanciers féconds, M. Frédéric Soulié encore a trouvé bien des veines (quelconques) du genre actuel, et les a poussées, les a labourées avec ressource et vigueur ; mais chez lui, trop souvent, à travers le mouve-