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immenses matériaux sur ce pays curieux, ses gouaches, ses huiles, ses aquarelles et ses esquisses si spirituelles, deviendront peut-être la proie d’un barbare qui ne saura pas les apprécier ! Je pensais à tout cela en regardant des dessins remarquables dans tous les genres, car M. Chinery excelle dans les figures, dans le paysage, et il fait la marine à merveille.

Cependant le jour baissait, il était temps de se retirer. Durand m’entraîna hors de cette maison, où je serais resté volontiers tout le reste de la journée sans manger, ne songeant à rien qu’au dessin ; nous laissâmes l’aimable artiste, qui nous fit promettre de venir déjeuner avec lui le lendemain matin à huit heures.

Le soir, comme je l’avais bien prévu, nous fîmes un souper des plus agréables ; les bons pères étaient heureux de nous fêter chez eux ; on but d’excellent vin, on porta des santés chères à tous, et chacun était enchanté. Pour moi, quand on but à la santé des missionnaires et à la prospérité de la société, je ne pus m’empêcher d’ajouter avec émotion : « Puissent ces vœux être exaucés pour les absens aussi bien que pour les présens ! » et je fus compris, car on avait parlé long-temps des périls inouis courus par les apôtres de la Chine et de la Corée. On devina la cause de mon émotion ; mais ces victimes, dévouées au sacrifice et habituées à envisager la mort comme une récompense, ne purent avoir une idée du mélange d’horreur et de pitié dont je fus saisi en pensant qu’à l’instant même où nous parlions plusieurs missionnaires expiraient peut-être dans les tourmens, comme ce malheureux qui venait d’être coupé en morceaux en Cochinchine, ou souffraient sans espoir dans des prisons plus redoutables que la hache du bourreau, comme le père Jacquart, actuellement enfermé à Hué-fo dans une cage de fer.

Ces pensées tournèrent à la tristesse mes idées jusqu’alors si gaies ; je me voyais entouré de jeunes prêtres de vingt-cinq à trente ans, beaux, instruits, nés dans les classes aisées de la société dont ils auraient pu être l’ornement, et qu’ils avaient fuie pour venir mourir sur une terre barbare. Ils causaient du monde et de ses plaisirs comme s’ils en faisaient encore partie, je les voyais rire avec mes camarades de ce rire de jeune homme qui inspire la gaieté, et un étranger les eût pris pour des officiers d’un autre bâtiment français, car ils étaient vêtus comme nous, avec le pantalon blanc et la veste blanche : livrée de laïque qu’ils sont obligés de porter pour échapper à l’inquisition chinoise, qui ne permet qu’à un nombre limité de missionnaires de séjourner à Macao. Cependant tous ces jeunes hommes étaient voués