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JOURNAL D’UN OFFICIER DE MARINE.

airs pleins d’une expression douce, qui nous surprit dans un pays dont on connaît le goût en musique ; ils faisaient en même temps des passes et des gestes d’une grace ravissante, qui nous rappelaient tout-à-fait les danses des bayadères de l’Inde.

Ceux des convives qui, plus habitués à la cuisine chinoise, faisaient honneur aux milliers de plats de nos amphitryons, oublièrent leurs bols et laissèrent tomber leurs petits bâtons pour regarder les gentils danseurs. Pour moi, convié oisif de cet abominable festin, je laissai volontiers de côté les salmis de chats, les blanquettes de chenilles, etc., pour m’occuper exclusivement de cette représentation trois fois bien venue. Tout-à-fait captivé par les accens doux et mélancoliques et la suave harmonie de ces voix argentines, j’aurais donné beaucoup pour connaître le sens des paroles, qui, autant que j’en pouvais juger par les airs, devaient être fort tendres ; mais le Chinois mon voisin, qui comprenait l’idiome particulier de Nankin, ne s’exprimait pas assez bien en anglais pour pouvoir satisfaire ma curiosité. Je fus donc obligé d’attacher moi-même un sens à chaque geste, à chaque modulation de voix des acteurs, et je suis porté à croire que mon imagination ne m’écarta pas beaucoup de la vérité.

Quand les petits danseurs de Nankin se reposaient, les deux jongleurs commençaient à faire leurs tours d’escamotage. Ils étaient fort habiles sans doute, mais fort ennuyeux par leurs éternels dialogues, l’un jouant le nigaud qui s’étonne de tout, et l’autre l’habile homme qui semble n’attacher aucune importance à tous les prodiges qu’il fait naître. Par momens, le plus petit des deux enfans se mêlait à leurs tours d’adresse, et, plaçant sur l’extrémité d’une baguette en baleine une assiette de porcelaine, il la tenait dans un mouvement continuel de rotation, tout en prenant lui-même toutes les positions possibles : assis, couché, la main derrière le dos, sous la jambe, marchant ou se roulant sur le tapis. M. Dent lui jeta une poignée de gourdes, et mit fin à cet exercice.

Enfin, on se leva de table. Il y avait au moins deux heures que nous étions assis, et nous nous félicitions, croyant que c’était fini ; les Chinois fumaient leurs pipes, nous autres des cigarres ; il semblait que le moment du départ allait arriver. Pas du tout ; il fallut se remettre à table : nous n’avions vu que le premier service ! Les nids d’hirondelles et toutes les horreurs du commencement reparurent sous des formes nouvelles, avec des cailles frites, etc., puis vinrent des rôtis magnifiques portés en grande pompe par plusieurs domestiques ; chaque pièce fut présentée aux convives, puis portée