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se laissaient tomber en mesure aux accens d’une chanson monotone, ajoutant ainsi le poids de leur corps à l’effort puissant de leurs bras. La faloa, poussée avec force et comme enlevée sur les avirons, avançait rapidement malgré le fort courant de la rivière. Bientôt les bords ne présentèrent plus que des arbres magnifiques, des forêts de bambous, et des rizières laissées à sec par la marée descendante. De temps en temps, on découvrait un couvent lourd et massif s’élevant au-dessus de la cime des arbres, et montrant de loin ses fenêtres grillées et son triste clocher. Des villas délicieuses contrastaient, par leur élégante architecture et leurs vertes jalousies, avec ces édifices sacrés, qui assombrissent toujours le paysage dans les contrées soumises aux Espagnols ou aux Portugais.

À mesure que nous avancions, les détours de la rivière devenaient plus fréquens, et la scène qui se présentait à nos yeux variait à chaque instant, mais pour devenir de plus en plus belle. Que de tableaux ravissans on aurait pu faire ! Ici, sur une petite langue de terre, à l’ombre d’une épaisse touffe de bambous, un jeune enfant accroupi sur un buffle nous regardait passer avec admiration, tandis que le féroce animal, le cou tendu, l’œil fixe et les naseaux enflés de colère, faisait entendre ce souffle menaçant, signe infaillible d’une fureur qu’il est dangereux d’exciter. Là, sur un terrain incliné, s’élevait une de ces cabanes, demeure bruyante de milliers de canards que les Tagals élèvent après avoir fait éclore les œufs en les couvant eux-mêmes ; la rivière en fourmillait, la plage en était couverte, et leurs gardiens, placés sur de petites pirogues, s’efforçaient de les rallier dans la case commune. Plus loin, sur le fond bleuâtre des eaux et des arbres, se dessinaient des radeaux de pêcheurs avec leurs petites cabanes et les immenses perches dont le mouvement de bascule fait plonger et soulève tour à tour un large filet. Enfin, presque à chaque pas nous rencontrions des maisons en paille, dont une partie en forme de balcon s’avançait dans la rivière, soutenue au-dessus de l’eau par des colonnes de bambous. Une foule de pirogues et de légères bancas se pressait autour de ces hôtelleries demi-flottantes, haltes ordinaires d’innombrables embarcations de toute espèce qui remontent et descendent continuellement. Qui pourrait peindre ce mouvement de nacelles chargées de fruits, l’empressement de leurs conducteurs au chapeau conique, à la chemise flottante, qui se poussent, se heurtent et jurent pour arriver auprès des distributeurs de riz et de bananes ?

À dix heures, nous passâmes sous le pont en bambous du petit