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jetait au public avec un véritable dédain, celles surtout dont il esquissa le dialogue et dans lesquelles il employa de préférence le dialecte vénitien, sont encore, parmi ses comédies, celles qui obtiennent la plus grande vogue, et qui ont le plus contribué à sa gloire.

Goldoni, chez les Italiens, est à Machiavel et à l’Arioste, poètes comiques, ce que chez nous Picard est à Molière et à Regnard. Sa fécondité incroyable le met néanmoins hors de ligne. Goldoni s’engageait, par exemple, avec le public, lors de la clôture d’une saison, à lui donner seize pièces nouvelles dans la saison qui devait suivre ; et en effet, décidé, comme il le dit, à tenir parole au public ou à crever dans l’espace de quelques mois, il composait et faisait jouer seize pièces en trois actes, durant chacune trois heures, et en donnait même une dix-septième par-dessus le marché[1].

Arlequin, dans ces pièces de Goldoni, n’est déjà plus l’imbécille qui se croit mort, commande son cercueil, et se propose d’assister à son propre enterrement ; le niais qui, dans un moment de désespoir, veut se pendre, jusqu’à ce que son chagrin soit passé ; le nigaud qui, entendant crier sa femme en mal d’enfant, lui promet, pour la consoler, qu’une autre fois il accouchera à sa place ; le stupide faiseur de pointes qui, à cette question de Brighella : — Chi e quel rè che ha la più grande corona del mondo ? répond résolument : — Quello che ha la testa più piccola[2]. Sa balourdise est moins grossière, sa niaiserie moins franche, ses lazzi sont moins plats et moins crus. Il ne ment pas non plus avec la même impudence, n’est plus si rustre, et se sert de sa batte avec plus de modération. C’est toujours ce grand enfant qui, dans la même minute, rit et pleure, se fâche et s’apaise, et, comme un jeune chat, égratigne et fait patte de velours. Sans avoir encore atteint à cette bêtise naïve et délicate, à cette malice tendre, qui, grace à l’aimable Florian, l’ont fait si long-temps goûter des spectateurs français, Arlequin néanmoins est devenu plus intéressant[3]. Dans ces innombrables canevas de Goldoni et de son rival Gozzi, Arlequin a pu modifier quelque peu son caractère, mais

  1. Voici les titres des pièces composées par Goldoni dans une saison : — le Théâtre comique, les Femmes pointilleuses, le Café, le Menteur, l’Adulateur, l’Antiquaire, Paméla, l’Homme de goût, le Joueur, la Feinte malade, la Femme prudente, l’Inconnue, l’Honnête aventurier, la Femme changeante, et les Caquets.
  2. « Quel est le roi qui a la plus grande couronne du monde ? — Celui qui a la tête la plus petite. »
  3. Voir les Trente-deux infortunes d’Arlequin, — Arlequin perdu et retrouvé, — la bonne Femme, — les Cent quatre accidens, etc.