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nuances difficiles à apprécier. La fidélité avec laquelle chacun de ces personnages conserve son caractère est la plus essentielle de ces différences. Le Pantalon vénitien et le Docteur bolonais sont les personnages comme il faut, les pères nobles de cette nouvelle branche de la famille des bouffons italiens ; Arlequin et Brighella, appelés dans les états vénitiens les deux Zani, sont les gens du commun, les valets.

Pantalon est d’ordinaire un bon négociant qui fait son commerce honnêtement, qui a des mœurs simples et un extérieur un peu lourd. Il a presque toujours deux jeunes et jolies filles à garder, et il est fort rare qu’il ne soit pas trompé par un nombre au moins égal d’amoureux, qui mettent dans leurs intérêts sa servante ou son valet. Il n’est pas étonnant que Pantalon se mêle de négoce, car il est originaire de Venise, ville commerçante par excellence. Son costume est le même aujourd’hui qu’il y a deux siècles ; il a conservé l’ancien habit vénitien, le caleçon servant de culottes, la grande robe noire ou en indienne, le gros bonnet de laine, les bas cramoisis et les pantouffles turques. Pantalon, déjà fort peu prodigue lors de l’époque florissante du commerce vénitien, est devenu, avec le temps et quand les affaires de la république ont mal tourné, rangé, avare, et ne s’est plus laissé aussi facilement tromper. Il est masqué comme l’étaient tous ses compatriotes au temps de son bel âge et de sa prospérité.

Le Docteur a, comme Pantalon, des prétentions à la gravité et aux manières nobles ; il est de plus savant et homme de loi ; il doit donc être de Bologne. Cette ville a, de tout temps, ambitionné le premier rang dans la science ; elle a même reçu au moyen-âge l’épithète caractéristique de docte. Le docteur s’appelle Graziano. Le poète Lucio, le premier, le transporta de la légende populaire sur la scène vers 1560. Le docteur est nécessairement fort pédant ; il sait peu ou sait mal, et croit savoir beaucoup et bien. Son ignorance rend son pédantisme très amusant. Il cite à tout propos, mais toujours hors de propos, des textes latins qu’il estropie ou des traits de la fable qu’il dénature, changeant Cyparisse en fontaine, Biblis en cyprès ; faisant trancher par les trois Graces le fil de nos destinées et présider les Parques à la toilette de Vénus, et cela avec un aplomb sans pareil et toute l’intrépidité de la sottise. Le docteur, comme tous les gens satisfaits d’eux-mêmes, se permet volontiers la satire ; mais la méchanceté ne lui réussit pas plus que l’érudition ; il n’était que burlesque, il devient odieux : on le voit berner avec un double plaisir.

Devenu avocat, ser Graziano ne voit clair que dans les affaires dont on ne l’a pas chargé. Ses plaidoyers rappellent ceux de l’Intimé ; ils sont fort courts, parce que personne ne veut les entendre.