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sommes convaincus, à demander à son cabinet un compte sévère de sa conduite politique. Le jour où il sera évident pour tout le monde que tous les efforts de lord Palmerston n’ont abouti qu’à la rupture de l’alliance anglo-francaise et à l’intronisation de la puissance russe en Orient, la nation anglaise élèvera sa voix et repoussera le rôle, par trop subalterne et contraire à ses intérêts, de satellite de la Russie. C’est là une aberration qui d’un côté ne peut être durable, et qui, de l’autre, tout en donnant aux Russes, dans les affaires d’Orient, un ascendant funeste, n’altère guère la situation relative de la France et de la Russie. Il n’en est pas de même de l’adhésion de l’Autriche et de la Prusse.

Ces deux puissances ont si peu à gagner et tant à perdre à cette étrange convention, qu’il est impossible de ne pas se demander comment elles ont pu y donner leur consentement. Quelle est donc la cause de ce grand aveuglement ?

Comment la Prusse a-t-elle pu oublier tout à coup sa faible population, sa bizarre géographie, ses populations cis-rhénanes ? Comment l’Autriche, seul fondement en Europe du système stationnaire, a-t-elle pu, elle, si prudente, si réservée, fermer les yeux sur tous les dangers dont elle est entourée, dangers qu’elle ne peut conjurer que par l’inaction et la retenue de la France ?

Évidemment, on l’assure d’ailleurs, les hommes habiles, prévoyans de ces deux pays, ont dû gémir de la nécessité où ils se sont trouvés d’adhérer à pareil traité. Nous le croyons volontiers. Mais en politique, peu importent les dispositions morales des auteurs d’un fait quelconque. Plus d’un homme politique n’approuvait guère la bataille de Navarin. Les flottes égyptienne et turque ne furent pas moins attaquées et détruites.

Que nous importent les regrets qu’on peut éprouver à Vienne et à Berlin ? Le fait n’est pas moins réel ; ces regrets ne font que confirmer ce qui est déjà évident de soi-même, c’est que ces puissances n’ont plus la libre disposition d’elles-mêmes, c’est qu’elles obéissent aveuglément à une impulsion étrangère qui leur paraît irrésistible, c’est qu’en réalité il y a chez elles décadence politique, qu’elles ne sont plus que des puissances de second ordre. C’est là ce que tout homme impartial sera forcé d’avouer le jour où le traité serait ratifié par la Prusse et l’Autriche. La Prusse devra reconnaître qu’en changeant de roi, elle a changé de politique, et l’Autriche ne pourra pas ne pas s’apercevoir que son ministre dirigeant a perdu le haut rang qu’il a si long-temps occupé dans la diplomatie européenne.

Quoi qu’il en soit, la ratification du traité sera pour la France une preuve certaine que la Prusse et l’Autriche ne sont plus que deux hospodaras russes. Lorsque, contrairement à ses propres intérêts, on a cédé à la volonté d’autrui sur un point si capital, il est évident qu’on ne cède pas à la raison, mais à la peur. Dès-lors on peut céder sur toutes choses ; on peut s’humilier demain comme on s’est humilié aujourd’hui ; on peut servir les passions d’autrui comme on a servi les intérêts ; on est un instrument.