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chaloupes au moindre mouvement. Il fallut capituler, et grace à cet audacieux fait d’armes, le brick marchand ramena à Pape-Iti son glorieux trophée.

Au moment du départ de l’Artémise, toute la colonie européenne de Taïti se trouva réunie sur le rivage. Le capitaine Abrill ne voulait se séparer de la frégate qu’au dernier moment ; il s’embarqua avec M. Moërenhout et ne la quitta qu’à plusieurs milles au large. Le pilote James remplit aussi son devoir jusqu’au bout. Le général Freyre, M. Robson, le jeune Louis, cet officieux serviteur de nos enseignes, étaient sur le môle, suivant de l’œil les préparatifs de l’appareillage, tristes, muets, ne cherchant pas à cacher leur émotion. La population indigène gardait elle-même une attitude de tristesse et de douleur. On ne voyait plus les sentiers de la plage animés par des groupes joyeux, s’appelant, se répondant. Le petit arsenal, si vivant naguère, avait un air d’abandon qui faisait mal à voir ; les habitations discrètes de la vallée étaient vides et désertes. Ces jeunes filles, à moitié Françaises déjà, accouraient une à une, la larme à l’œil, le cœur plein d’amertume. Tant de liens si librement formés, si heureux, si naïfs, allaient donc se rompre ! Se reverrait-on jamais, après avoir échangé de si doux noms ? La grève se garnissait de cet essaim d’Ariadnes, inconsolables jusqu’au lendemain. Des pirogues légères, chargées de tayos, d’amis des deux sexes, venaient se presser autour de la frégate, pour obtenir un dernier regard, une dernière expression de tendresse. Plus d’un gabier, du haut de sa hune, plus d’un matelot, de l’embrasure de sa batterie, saluèrent de la main ou avec le mouchoir leurs compagnons, leurs compagnes de logement. C’était la dernière heure de ces unions improvisées que le départ allait dissoudre. — Il n’y a qu’une Taïti au monde, disaient les marins. Peut-être les indigènes disaient-ils de leur côté : Il n’y a qu’un peuple français.

Cependant la frégate se couvrait de voiles, et la brise l’emportait rapidement. Les pirogues l’escortèrent jusqu’à la ligne de brisans qui ferme la rade. Là, il fallut se dire adieu, et, donnant un dernier regret à cette côte aimée, l’Artémise alla chercher, sous d’autres cieux, de nouvelles émotions et de nouvelles aventures.


Louis Reybaud.