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L’ARTÉMISE À TAÏTI.

plus d’une fois par leur conduite. Le système de compression laborieusement poursuivi s’est écroulé devant des scandales partis de si haut, que les missionnaires ne pouvaient les atteindre. La cour de la jeune reine est devenue une école de dissolution. Veuve à dix-neuf ans, elle a épousé un jeune homme de quinze, et réunit autour d’elle tout ce que Taïti renferme d’hommes diffamés et de femmes perdues. Les danses les plus libres, les cérémonies les plus licencieuses, les chants les plus voluptueux, ont successivement reparu. Les missionnaires condamneraient bien une sujette aux travaux des routes[1], mais quelle action pourraient-ils avoir sur une reine ? Ils se contentent aujourd’hui de constater de loin en loin leur autorité par quelques exemples, et de maintenir sur tous les points de l’archipel un système d’espionnage permanent. Aussi les jeunes filles tremblent-elles devant le chapeau de paille et le bâton blanc du surveillant des missionnaires. À l’approche de ces insignes bien connus, on les voit fuir comme des colombes effarouchées : plus de danses, plus de folle gaieté ; mais à peine le surveillant est-il hors du regard, que les jeux folâtres recommencent.

Des diversions plus graves encore ont menacé la suprématie des missionnaires luthériens. L’une est une sorte de schisme né au sein de l’archipel même, et qu’on peut regarder comme une capitulation des croyances chrétiennes avec les souvenirs mal éteints de l’ancienne idolâtrie. Ce schisme est celui des mamaïas, qui croient en Jésus-Christ et lisent la Bible, mais ne pensent pas que l’on soit tenu à autre chose que ces pratiques extérieures. Il est très singulier de retrouver dans l’Océanie des hérésies qui ont leurs analogues en Europe, entre autres chez les lecteurs, les labadistes et les memnonites. Cette secte, issue d’un cerveau sauvage, aspire comme les nôtres à la controverse et s’appuie, pour justifier la liberté des rapports entre les sexes, sur l’exemple de Salomon, qui usait largement du concubinage. N’est-ce pas un incident curieux que cette scission religieuse dans un pays pareil et si près du berceau d’une croyance ? Le schisme des mamaïas prend d’ailleurs chaque jour une importance plus grande, et il peut devenir, dans un avenir très prochain, le culte dominant des îles polynésiennes.

La seconde diversion qui inquiète les évangélistes luthériens est la tentative de quelques missionnaires catholiques. Comme cet évè-

  1. Le travail des routes est une des peines les plus ordinaires du code pénal des missionnaires. Le nombre des toises de route à exécuter se trouve proportionné au délit, et les châtimens profitent ainsi à la viabilité de l’île.