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cette fois sir F. S…, facile à reconnaître, puisqu’il a perdu un bras. Le nouveau négrillon prit la place du premier, abaissa de même sa tête sur la goutte d’encre, et l’on fit silence.

— Sir F. S… ! dit une voix dans l’assemblée, et l’enfant répéta, syllabe par syllabe, ce nom tout-à-fait barbare pour lui. Ainsi que son prédécesseur, il déclara voir des chevaux, des chameaux, des bannières et des troupes de musiciens : c’est le prélude ordinaire, le chaos qui se débrouille avant que la lumière magique de la goutte d’encre éclaire le personnage demandé.

Le harvi ne comprend ni le français, ni l’anglais, ni l’italien ; mais, habitué à lire dans les regards du public, il devina qu’on lui proposait un sujet marqué par quelque signe particulier. Jadis on lui avait demandé de faire paraître Nelson, à qui, comme chacun sait, il manquait un bras et une jambe, et il avait rencontré juste, grace à la célébrité du héros. Cette fois, il eut vent de quelque tour de ce genre ; aussi, après bien des réponses confuses, l’enfant s’écria : — Je vois un monsieur ! c’est un chrétien, il n’a pas de turban ; son habit est vert… Je ne vois qu’un bras ! — À ces mots, nous échangeâmes un sourire, comme des gens qui s’avouent vaincus : il fallait croire à la magie… Mais mon voisin l’esprit fort, après avoir fait bouillonner l’eau de son narguilé avec un bruit effroyable, regarda le harvi. Je remarquai que notre pensée avait été mal interprétée par le devin, et qu’il chancelait dans son affirmation, supposant que nous avions ri de pitié. Il demanda donc à l’enfant : — Tu ne vois qu’un bras ? Et l’autre ? — L’enfant ne répondit pas, et il se fit un grand silence. On entendit les petits papiers s’enflammer plus vivement sur le réchaud. — L’autre bras, reprit le négrillon… je le vois : ce monsieur le met devant son dos, et il tient un gant de cette main !

La première personne évoquée avait trois jambes ; la seconde, au lieu d’un bras de moins, se trouvait être au grand complet !… La séance languissait : aussi, fatigué de ces expériences et de ma position, placé que j’étais en face du grand harvi, je levai le siége, et je montai sur la terrasse de la maison.

Là debout, appuyé sur le mur, au milieu d’une nuit illuminée par le plus pur clair de lune, en face de tant de mosquées élégantes sur lesquelles se détachait la silhouette des aigles et des buses, j’allumai ma longue pipe et je m’abandonnai à la rêverie.

À l’horizon se montrait le palais, le balcon même où Kléber fut assassiné ; çà et là je voyais s’élancer quelques beaux et sveltes minarets contemporains des sultans mameloucks, partout des croissans :