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LES SCIENCES EN FRANCE.

être sûr qu’il commencerait par en faire ressortir les difficultés ; mais une fois que son opinion était formée, il ne changeait jamais. S’il s’agissait d’une chose pour laquelle le concours d’autres personnes fût nécessaire, on pouvait prévoir que, malgré les plus vives oppositions, il finirait par réussir, sans emportement ni colère, mais par sa haute raison et sa fermeté. Cependant, pour lui-même, il évitait les entreprises qui lui auraient coûté trop de temps, et qui pouvaient le détourner de ses travaux, et ce n’est qu’en faveur de ses amis qu’il consentait à s’en charger ; car quoique M. Poisson ne fût pas de ces gens qui accablent tout le monde de témoignages et de protestations d’amitié, il était véritablement et sincèrement attaché au petit nombre d’amis qu’il avait choisi, et qu’il avait le mérite rare d’aimer chaque jour davantage. Sa constance dans l’affection lui rendait les brouilleries insupportables, et on l’a toujours vu faire les premières avances pour effacer jusqu’aux moindres traces des dissentimens qui avaient pu surgir entre lui et ses amis. Chez toute autre personne, cela aurait pu passer pour de la faiblesse ; mais dans la position où se trouvait M. Poisson, c’était de la bonté qui quelquefois se manifestait d’une façon pleine de noblesse. Une anecdote que je sais, monsieur, d’une manière certaine, suffira pour vous prouver que sans se soucier d’en faire parade, cet illustre géomètre ne le cédait à personne en fait de sentimens élevés.

En 1833, un étranger que les révolutions de son pays avaient contraint à demander à la France une hospitalité qu’elle sait exercer avec tant de générosité, eut l’honneur d’être admis à l’Institut. Son élection, à laquelle contribuèrent plusieurs savans célèbres, fut surtout décidée par M. Poisson, qui, malgré la divergence des opinions politiques, soutint presque seul, et avec une énergie remarquable, la lutte et la discussion en faveur du candidat étranger. Quelques mois après, le nouvel académicien fit paraître un écrit où l’on parlait des fatales lenteurs qui avaient d’abord retardé l’examen d’un mémoire adressé à l’Institut par un jeune savant d’un rare mérite, et auquel cependant l’Académie avait plus tard rendu pleine justice. Cet écrit, qui n’avait rien de personnel contre M. Poisson, l’offensa, et un soir il en témoigna son mécontentement à l’auteur, qui soutint son opinion avec mesure, mais avec fermeté. M. Poisson, contre son habitude, s’irritant de plus en plus, finit par dire : « Vous devriez savoir mieux que personne, monsieur, que l’on sait accueillir les étrangers en France. » — Profondément blessé par ces paroles, l’interlocuteur se retira sans répondre ; et comme il n’a pas beaucoup de souplesse dans le caractère, ne pouvant supporter l’idée qu’un homme qui