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LES SCIENCES EN FRANCE.

et à des heures fixes, sont des choses excellentes pour les esprits paresseux qui ne sauraient marcher sans contrainte, et je ne refuse pas de croire que l’instruction moyenne des élèves ait augmenté depuis qu’on les fait travailler au son du tambour ; mais, d’autre part, je ne me persuaderai jamais que des esprits vifs et pénétrans, que des hommes énergiques, privés de toute liberté et astreints à marcher toujours au pas de leurs camarades, puissent se développer à leur aise. À force de régularité, l’enseignement devient parfois une espèce de mécanisme ingénieux où tous les mouvemens sont liés et subordonnés les uns aux autres, sans qu’aucune pièce puisse marcher à sa guise ni trop rapidement ; et ce qui me frappe surtout dans ce système, c’est que l’instruction y devient le but unique de l’éducation, qui cependant doit se proposer une fin plus noble et plus grande, et qui doit tendre à former l’homme et le citoyen avant le chimiste ou l’ingénieur. Si je pouvais m’arrêter sur ce point, je vous citerais une foule de savans illustres sortis de l’école Polytechnique à une époque où les études étaient peut-être moins fortes, mais où chaque individu conservait encore une certaine liberté d’action. Pour me borner à M. Poisson, il est fort probable que le jeune géomètre qui, en perfectionnant une méthode de Lagrange six semaines après son admission à l’École, avait su mériter les éloges de cet immortel analyste, que celui qui de bonne heure put fixer l’attention de Laplace et que ses camarades respectaient comme un maître, aurait été exclu de l’école, se serait vu classé dans ce qu’on appelle vulgairement les fruits secs, si le règlement avait prescrit dès-lors impérieusement les épures et les dessins ; car tout le monde sait que cet esprit élevé, cet homme qui devait plus tard jeter un si vif éclat sur l’Institut, était tout-à-fait inapte aux travaux graphiques, et ne put jamais y réussir. Heureusement il était permis alors de suppléer aux règlemens par le génie, et, après deux années de brillantes études, M. Poisson, sur la proposition de M. Hachette, fut unanimement dispensé des examens nécessaires pour l’admission dans les services publics, et nommé répétiteur-adjoint du cours d’analyse, dont le professeur titulaire, Fourier, était alors en Égypte avec Bonaparte

Dans cette place modeste, il put respirer un peu, car les deux années précédentes avaient été rudes. Les élèves recevaient alors 98 centimes par jour, et comme on avait accordé de plus à M. Poisson une petite indemnité extraordinaire, son traitement s’élevait à 36 francs par mois, avec lesquels il devait se loger, se nourrir, se chauffer, pourvoir en un mot à toute sa dépense ; car sa famille croyait faire un grand sacri-