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LES SCIENCES EN FRANCE.

Une des questions résolues ce jour-là par M. Poisson est restée dans le souvenir de quelques personnes ; en voici l’énoncé :

Quelqu’un ayant un vase de douze pintes plein de vin en veut faire présent de la moitié, ou de six pintes, à un de ses amis ; mais il n’a pour mesurer ces six pintes que deux autres vases, l’un de huit, l’autre de cinq pintes. Comment doit-il s’y prendre pour mettre six pintes de vin dans le vase de huit ?

Ce problème ne saurait arrêter un instant quiconque a la plus légère teinture d’algèbre ; mais ne pensez-vous pas, monsieur, que même des hommes instruits et d’un âge mûr, s’ils n’avaient jamais appliqué leur esprit à ce genre de considérations, pourraient être embarrassés par la question que le neveu de M. Lenfant résolut avec tant de facilité ?

Ne croyez pas toutefois que je veuille inférer de ce fait que tous les enfans qui, sans aucune étude préliminaire, seraient capables de résoudre ce problème, deviendraient de grands géomètres ; car ce n’est là qu’une épreuve isolée, et d’ailleurs je suis convaincu que, pour se distinguer dans une carrière, l’aptitude et le talent ne suffisent pas s’ils ne sont soutenus par une grande force de volonté. Mais il me semble que l’exemple d’un jeune homme prenant ainsi un vol qui doit s’élever si haut, est bien digne d’être signalé, surtout quand on remarque cette coïncidence singulière d’un autre enfant, pauvre et inconnu, qui à la même époque débutait d’une manière analogue dans un petit village de l’Allemagne, et qui maintenant, sous le nom de Charles-Frédéric Gauss, excite l’admiration de tous ceux qui cultivent les sciences.

Cette ferme volonté, si nécessaire au développement du génie, ne manqua pas à M. Poisson. Admis bientôt à suivre les leçons du professeur Billy, qui, pour vaincre les répugnances de la famille, se porta garant des succès de son élève, il s’appliqua avec une telle ardeur, qu’en deux ans il avait terminé un cours complet de mathématiques et remporté tous les prix d’analyse, de physique et de chimie[1]. Un certificat signé par tous ses professeurs, et qui existe encore,

  1. Dans une de ces distributions de prix, celui qui la présidait, frappé des succès du jeune écolier, prononça ces vers de La Fontaine :

    Petit poisson deviendra grand,
    Pourvu que Dieu lui prête vie.

    Cette citation a été attribuée mal à propos à Laplace : le goût exquis et le caractère grave de cet illustre géomètre n’admettaient point ces sortes de jeux de mots.