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pour entrer en Silésie et nous prendre à revers. L’empereur jugea prudent d’ajourner la restauration de la Pologne et de terminer la guerre. Il ne vainquit à Friedland que pour obtenir l’alliance de la Russie. Elle fut signée à Tilsitt le 7 juillet 1807. Cette alliance était tout à la fois maritime et continentale ; elle avait un double but : forcer l’Angleterre à la paix en fermant à son pavillon et à ses produits tous les ports et tous les marchés de l’Europe, et empêcher la guerre d’éclater de nouveau sur le continent. Cette alliance ne fut point un caprice de la pensée de Napoléon, une combinaison fortuite amenée par la victoire de Friedland et l’entrevue des deux empereurs ; c’était, au contraire, la réalisation d’un plan profondément médité.

La Prusse fut la grande victime immolée à Tilsitt. Elle perdit tout ce qu’elle possédait sur la rive gauche de l’Elbe, ainsi que les provinces qui avaient appartenu autrefois à la Pologne, et qui, érigées en duché de Varsovie, furent cédées au roi de Saxe. Ce duché devint la première base d’une nouvelle Pologne. Des possessions prussiennes situées en-deçà de l’Elbe, l’empereur fit le royaume de Westphalie qu’il donna à son frère Jérôme. Avant la guerre de 1806, la population de la Prusse était de dix millions d’ames ; elle fut réduite, par le traité de Tilsitt, à six millions. L’empereur ne se contenta pas de désorganiser sa puissance territoriale ; il l’écrasa sous le poids de ses contributions de guerre. Il lui interdit la faculté d’avoir une armée de plus de quarante-deux mille hommes ; il l’engréna dans son système continental ; il prolongea l’occupation militaire de son territoire et de ses principales places fortes ; enfin il disposa de ses routes pour le transport de ses magasins et de ses troupes.

Ces rigueurs lui ont été reprochées comme un luxe de violences que ne justifiaient ni les droits de la victoire ni les nécessités de sa politique. Ces reproches nous semblent injustes. Entre le parti de rétablir la Prusse dans son ancienne splendeur et de se l’attacher par la reconnaissance, et celui de la détruire ou du moins de l’affaiblir si profondément qu’elle fût hors d’état de nous nuire, il n’y en avait point d’intermédiaire. Si, à Tilsitt, l’empereur s’était contenté d’écorner son territoire et de diminuer de quelques centaines de mille ames sa population, elle eût agi comme l’Autriche en 1799, en 1805 et en 1809 ; elle eût recomposé en silence le matériel de ses armées, et serait entrée avec passion dans la première coalition. Puisque la Prusse n’avait point voulu devenir notre alliée, il fallait qu’elle fût démembrée. C’était là une des affreuses nécessités de la situation dans laquelle nous nous trouvions alors. Aussi Napoléon, qui mettait autant de