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effrayait l’esprit circonspect et mesuré de Frédéric-Guillaume. Il lui faisait craindre qu’une fois engagé dans ses liens, il ne fût entraîné bien au-delà du but où il voulait s’arrêter. Au fond, si l’on y réfléchit bien, on se convaincra qu’il était impossible que ces deux hommes, en tous points dissemblables, pussent se comprendre et s’unir étroitement. Le roi était prudent jusqu’à la timidité ; l’audace et la grandeur dans la pensée et dans l’exécution étaient les traits distinctifs du génie de l’empereur. Le premier avait une ambition modeste qui redoutait l’éclat et le bruit ; le second, devenu maître du premier trône du monde par ses grandes actions, ne croyait pas avoir assez fait encore pour justifier son élévation. L’un redoutait la guerre comme le plus affreux des maux, l’autre l’aimait comme un grand artiste aime son art ; il l’aimait aussi comme la source de sa fortune et de la puissance de son pays. Les projets de Frédéric-Guillaume étaient circonscrits dans une sphère un peu étroite, ceux de Napoléon embrassaient le monde. Le roi de Prusse portait dans les affaires d’état les délicatesses de la morale privée. Aux yeux du chef de la France, la moralité d’un souverain était dans le but plutôt que dans les moyens. Aux profondes dissemblances qui séparaient ces deux princes, ajoutons encore les préventions de la noblesse prussienne et l’influence personnelle de la reine.

À Berlin, comme dans toutes les cours, Napoléon avait de nombreux ennemis qui ne pouvaient lui pardonner d’avoir mis son épée et son génie au service de cette terrible révolution qui avait abattu le trône légitime et l’ancienne noblesse, fait trembler tous les rois et les castes nobiliaires de la vieille Europe. Quant à la reine, elle avait sur l’esprit de son époux tout l’ascendant que donne un caractère plein de graces et de douceur, uni aux charmes d’une beauté touchante. Elle craignait de le voir sortir de ses habitudes privées, et sans se demander si sur le trône un monarque peut trouver la vie paisible qui n’est que le partage des destinées obscures, elle croyait que le roi pouvait concilier ce qu’il se devait à lui-même et à ses ancêtres avec son amour pour la paix. En lui conseillant de ne point se livrer à la France, elle ne songeait pas seulement à le fixer près d’elle ; elle travaillait aussi en secret pour les intérêts de la Russie ; elle ne restait point étrangère aux intrigues de la politique. Dans l’entrevue de Memel, la reine et l’empereur Alexandre se plurent mutuellement, et la galanterie du czar tourna au profit de sa politique. À dater de ce moment, toutes les prédilections de la reine furent pour la cour de