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Il y a, ce me semble, quelque chose d’éminemment dramatique dans cet étrange dialogue, où le ciel et l’enfer, forcés, pour ainsi dire, d’exister un moment à côté l’un de l’autre, de suspendre leurs hostilités, de concourir au même but, se dédommagent d’une aussi pénible contrainte par un assaut d’ironie amère si profondément empreint de leur insurmontable antipathie. C’est une très belle idée, imparfaitement esquissée, il est vrai, par l’auteur espagnol, que de montrer la simplicité d’une ame ferme, pure et religieuse, luttant contre toutes les ressources du génie infernal et le déconcertant même quelquefois par la seule force de la vertu et de la vérité. Ce qui, dans le texte, ajoute encore à l’effet de cette scène, mais ce que nous n’avons pu transporter dans la traduction, c’est que les deux interlocuteurs ne se parlent qu’à la troisième personne. Cette forme, autorisée par le génie de la langue espagnole, donne à leur entretien une teinte vague et mystérieuse parfaitement appropriée au sujet.

Cependant Lucifer, en raffermissant le courage des religieux, en leur élevant un nouveau couvent, en réchauffant la ferveur du peuple de Lucques, n’a accompli qu’une partie de sa tâche. Nous avons vu que saint Michel lui a aussi prescrit de travailler à convertir le mauvais riche Ludovic. Mais ici tous ses efforts échouent contre l’avarice de cet homme pervers, contre son impiété, et surtout contre la haine particulière qu’il porte à l’ordre de saint François. L’éloquence du démon réussit bien à le troubler, à l’effrayer, à le remplir d’une sorte de respect dont il ne sait comment se rendre compte ; mais rien ne peut le déterminer à se départir de la moindre parcelle de son immense fortune.

Ludovic vient de se marier. Sa jeune femme Octavie, douce, charmante, pieuse, forme avec lui le contraste le plus parfait. Avant d’épouser Ludovic, elle avait donné son cœur à un homme plus digne d’elle. Forcée de renoncer à son amant, elle se consacre désormais tout entière à l’indigne époux que ses parens l’ont forcée d’accepter ; elle ne se permet ni un regret ni un souvenir. Néanmoins, la jalousie de Ludovic ne tarde pas à s’éveiller, et dans son emportement il se résout à donner la mort à la malheureuse Octavie. Avertie par plusieurs indices du sort qu’il lui prépare, elle se refuse à fuir, elle croirait se rendre coupable. Le scélérat l’attire dans un lieu écarté où il espère pouvoir cacher son crime. Il la frappe d’un coup de poignard ; elle tombe en invoquant le nom de la Vierge. Lucifer, qui avait ordre de la sauver, mais qui n’a pu y parvenir, est auprès d’elle ; il reconnaît bientôt qu’un prodige va s’opérer. « Elle est morte, et cependant, dit-il, son ame n’est ni montée au ciel ni descendue dans l’enfer, et elle n’est pas non plus entrée dans le purgatoire. » Tout à coup, au son d’une musique céleste, la Vierge apparaît au milieu d’un chœur d’anges. Elle s’approche d’Octavie et la touche de ses mains. Le seul Lucifer a aperçu la reine des cieux, invisible pour les yeux mortels. À l’aspect de sa plus puissante ennemie, de celle qui a brisé son empire, de douloureux souvenirs s’agitent en lui, il sent plus vivement les angoisses du désespoir éternel,