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d’obéir aux ordres de celui en qui ils ne peuvent méconnaître un envoyé de Dieu.

Le rôle du père gardien est d’une grande beauté. La simplicité, l’abnégation du moine se réunissent en lui à la fermeté calme et prudente sans laquelle il n’est pas possible de diriger utilement d’autres hommes. Il y a entre lui et Lucifer une scène remarquable.


Le père gardien. — Père Obéissant, le couvent que vous construisez est-il bien avancé ?

Lucifer. — Il est achevé.

Le père gardien. — Entièrement ?

Lucifer. — Il ne reste plus qu’à le blanchir.

Le père gardien. — La rapidité de cette construction me surprend, je l’avoue.

Lucifer. — Il y a pourtant cinq mois qu’on en a posé la première pierre, et ces cinq mois m’ont paru cent années. Je n’y ai contribué que par ma présence assidue aux travaux, en cherchant l’argent nécessaire et en traçant le plan de l’édifice ; mais, si le Créateur me l’eût permis, j’eusse fait en cinq jours et en moins peut-être plus que cent hommes n’ont fait en cinq mois.

Le père gardien, à part. — Il vaut mieux ne pas paraître comprendre. (Haut.) Je vous crois ; mais Dieu ne fait pas de miracles sans nécessité.

Lucifer. — Ce miracle, je l’aurais fait à moi seul ; je suis assez puissant pour cela, si Dieu ne m’en eût empêché.

Le père gardien. — Je sais qui vous êtes. Vous n’avez pas besoin de me le faire entendre.

Lucifer. — Je ne l’ignore pas.

Le père gardien. — Et je sais aussi que votre puissance n’égale pas celle de mon père saint François.

Lucifer. — Père gardien, la faveur dont votre père jouit auprès du roi du ciel fait toute sa force, et, sous ce rapport, elle est grande, je l’avoue ; mais ce n’est pas une puissance véritable que celle qui a besoin de recourir à la prière.

Le père gardien. — Quelle est donc la puissance qui ne procède pas de Dieu ?

Lucifer. — N’argumentons pas, soyez humble ; auprès de moi, le plus savant en sait bien peu.

Le père gardien. — Je n’en ai jamais douté ; mais il n’est pas moins vrai qu’avec toute sa puissance, avec toute sa science, celui qui me parle n’a pu atteindre l’objet de ses vœux les plus ardens.

Lucifer. — Non ? Eh bien ! mon père, pourquoi pensez-vous donc que Dieu me punit ?

Le père gardien. — Pour votre intention.

Lucifer. — Père gardien, vous êtes un bon religieux, mais votre intelli-