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scélératesse de l’homme à qui elle ouvre les portes du ciel. Il semblerait qu’à leur gré ils ne l’ont jamais rendu assez odieux, assez effroyable. Ils mettent dans sa bouche, avec une naïveté qui rappelle l’enfance de l’art, l’aveu emphatique de ses forfaits et de sa perversité mêlé à la proclamation de ses sentimens religieux. Tout cela compose un ensemble tellement extraordinaire, qu’il serait impossible d’en donner l’idée au moyen de simples indications. Nous y réussirons mieux par l’analyse détaillée d’une comédie de Calderon, qui, assez médiocre en elle-même, mérite pourtant d’être signalée comme le type le plus complet peut-être de ces prodigieuses extravagances. Nous voulons parler du Purgatoire de saint Patrice, dont la fable est empruntée à une des légendes les plus bizarres qu’ait inventées la crédulité du moyen-âge.

Deux hommes sont jetés par la tempête sur la côte d’Irlande. Le roi, qui se trouve là pour les recevoir, leur demande qui ils sont et quel motif les amène dans son pays. Il les avertit, en même temps, pour qu’ils sachent à qui ils ont à faire, que son nom est Égérius, qu’il est le souverain de l’île, que s’il est vêtu de peaux d’animaux, c’est parce qu’il se glorifie d’être un barbare et qu’il voudrait ressembler à une bête sauvage ; enfin, qu’il n’adore aucun dieu, et qu’il ne connaît que la naissance et la mort. À ce discours étrange, l’un des deux naufragés, Patrice, répond qu’il est chrétien, et qu’il s’est consacré dès son enfance aux études et aux pratiques du christianisme ; il raconte plusieurs miracles que Dieu a déjà opérés en sa faveur, et qui semblent prouver qu’il est destiné à de grandes choses ; il annonce d’un ton prophétique qu’il va prêcher à l’Irlande la doctrine sacrée de l’Évangile, et que la famille même du roi sera bientôt convertie. L’autre naufragé prend ensuite la parole. Son langage est assez curieux pour que nous le reproduisions textuellement :

« Grand Égérius, je suis Ludovic Ennius, chrétien aussi, c’est le seul trait de ressemblance que j’aie avec Patrice ; encore, différons-nous, même en cela, de toute la distance qu’il y a d’un bon à un mauvais chrétien. Et cependant, pour la défense de ma foi, pour ce Dieu que j’adore et en qui je crois, je donnerais, s’il le fallait, mille et mille vies, tant cette croyance m’est précieuse. Je n’ai point, d’ailleurs, comme Patrice, à te raconter des actes de piété ou des miracles du ciel opérés en ma faveur, mais des vols, des meurtres, des sacriléges, des trahisons, des perfidies de toute espèce. C’est là ce dont je tire gloire. Je suis né dans une des îles de l’Irlande, et je pense que toutes les planètes ont combiné leurs plus funestes influences pour en composer ma destinée. La lune m’a donné l’inconstance, Mercure l’esprit de ruse et de tromperie, Vénus le goût effréné des plaisirs, Mars la cruauté (que peut-on attendre autre chose de Mars et de Vénus !) ; le soleil m’a inspiré des sentimens généreux, mais n’ayant pas les moyens de les satisfaire, j’ai recours, pour y suppléer, au larcin et au brigandage ; Jupiter m’a rendu altier et superbe, Saturne irritable, emporté et enclin à la trahison. Mes actes ont répondu à de telles dispositions… J’avais suivi à Perpignan, en Espagne, mon père, exilé de sa patrie pour des motifs que je m’abstiendrai de rappeler. Resté orphelin dès ma plus tendre jeunesse, l’amour des femmes et le jeu ont été les mobiles constans de ma