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moindre dissidence religieuse. Les vicissitudes de la guerre, en faisant successivement dans chaque province, dans chaque ville, passer les chrétiens sous le pouvoir des mahométans et ces derniers sous le pouvoir des chrétiens, en renouvelant même à plusieurs reprises ces alternatives, avaient habitué les esprits à comprendre la nécessité d’user avec modération des faveurs de la fortune pour ne pas s’exposer à de cruelles représailles. Il était, d’ailleurs, dans la nature d’une lutte soutenue avec des forces à peu près égales de donner lieu fréquemment à des transactions qui faisaient de ces ménagemens un devoir absolu. Le plus souvent, les villes assiégées ne se rendaient au vainqueur qu’à la condition de conserver la liberté et même la publicité de leur culte. La diversité des religions était donc un fait patent, reconnu ; c’était en vertu d’un droit formel qu’elles existaient à côté l’une de l’autre. On s’exagérerait beaucoup pourtant cette situation si l’on voulait en conclure que la liberté de conscience existait alors en Espagne. Il était permis, il est vrai, d’y professer la croyance mahométane lorsqu’on l’avait héritée de ses pères, on pouvait y rester fidèle à la loi de Moïse qui n’interdisait même pas toujours l’accès des emplois publics et des dignités ; mais, dans le sein de la société chrétienne, l’apostasie, l’hérésie, le schisme le plus léger, étaient dès-lors frappés de peines terribles. Néanmoins, il est facile de comprendre qu’une intolérance ainsi circonscrite, devenue en quelque sorte conventionnelle et soumise aux nécessités politiques comme aux lois de l’état, ne pouvait avoir, même dans le cercle où elle s’exerçait, l’âpreté, l’énergie cruelle qu’elle eût puisées dans le sentiment d’un droit absolu et illimité.

Cet état de choses explique la vive résistance qui se manifesta dans la nation espagnole, lorsque, vers la fin du XVe siècle, Ferdinand-le-Catholique, cédant plutôt à des considérations politiques qu’aux inspirations d’une piété exagérée, se détermina à créer le tribunal permanent de l’inquisition. Bien que ce tribunal ne fût pas encore à beaucoup près ce qu’il devint plus tard, le nom seul souleva dès-lors une répugnance qui alla sur quelques points jusqu’à la révolte ouverte. Il est vrai que la persévérance du roi et l’indomptable fermeté de son ministre Ximenez eurent bientôt triomphé de ces obstacles, et que le saint-office ne tarda pas à dépasser toutes les espérances de ses fondateurs. C’est sous le règne de Philippe II que cette effroyable institution atteignit son apogée. Il n’y avait pas encore un siècle qu’elle existait, et dans ce court intervalle elle avait fait disparaître de la Péninsule les derniers vestiges du mahométisme et du judaïsme, elle avait étouffé les germes nombreux que le protestantisme naissant y avait déjà jetés. En présence de l’Europe livrée aux discordes religieuses, l’Espagne seule présentait le spectacle d’une complète unité de foi, d’abord plus apparente que réelle sans aucun doute, qui n’était que la manifestation de la terreur produite par tant de supplices, mais qui avec le temps devait devenir sincère et se maintenir pendant des siècles.

Un tel succès constituerait un déplorable argument à l’appui de l’efficacité des moyens de terreur pour faire triompher un système ou une idée, et il fournirait à tous les genres de fanatisme l’arme dangereuse d’une spécieuse