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REVUE DES DEUX MONDES.

.......Et l’ame toujours vive,
J’ai guerroyé !........[1].

Jamais la création littéraire ne fut sollicitée par des aiguillons aussi poignans. Il avait couru les mers, les champs de bataille et les deux mondes, exploré des régions nouvelles, vu les cours, les prisons et la mort présente. Tout ce qu’il savait, tout ce qu’il avait souffert, tout ce qu’il avait pensé demandait une expression et un déploiement. Si cet homme eût écrit avec quelque véracité les mémoires de sa vie, le livre eût pris rang à la tête des monumens historiques de tous les âges ; mais cette vie avait été si équivoque, si peu vraie, si souvent odieuse dans sa gloire, si étrangement confuse, si bizarrement remplie de lumières et d’ombres, de mensonge et de grandeur, qu’il n’osait sans doute la regarder en face. D’ailleurs il espérait la liberté, et c’était un danger et une imprudence pour lui de toucher au règne de Jacques, à celui d’Élisabeth, aux intrigues d’une époque dont il avait parcouru tous les souterrains. Il résolut, selon sa dextérité habituelle, d’échapper à ce péril, et d’écrire l’Histoire du monde. Appelant à lui le secours des hommes lettrés, de Ben-Jonson et de plusieurs autres, s’appuyant sur leur érudition ; disposant les matériaux qu’on lui apportait, il trouva moyen de mêler à ce récit ses propres résultats sous forme de digressions et de réflexions accessoires ; ces fragmens de méditation, d’expérience et de philosophie politique dont sa pensée était surchargée, composent la partie capitale de l’œuvre. C’est le procédé de Montesquieu, de Machiavel, de Montaigne et de Vico. Tous les esprits puissans qui préfèrent le fonds à la forme et le poids de l’or à l’habileté de la dorure ont cédé à cette prédilection pour la pensée. Eut-il des collaborateurs ? La Revue d’Édimbourg repousse avec indignation une telle hypothèse. Mais Ben-Jonson affirme que « les meilleurs esprits de l’Angleterre lui apportèrent leur secours. » Algernon Sidney répète cette assertion. Lingard, Hume et Southey la confirment. Elle nous semble vraie sous un seul rapport. Les faits, la chronologie, les citations, l’érudition, la partie faible et pédantesque de l’œuvre, appartiennent, nous n’en doutons pas, aux savans collaborateurs qui donnèrent à Raleigh tout ce que le siècle pouvait fournir, tout ce que lui-même n’avait pu acquérir, tout ce que la postérité voit sans estime, un savoir mal digéré, dénué de critique et rempli d’er-

  1. Théodore Agrippa d’Aubigné, les Vengeances.