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WALTER RALEIGH.

du lion, il usurpa le nouveau titre d’ami de Spencer et l’honneur factice de se montrer son protecteur. Spencer mourut sans avoir de pain.

Sa vieille haine contre l’Espagne trouva moyen de se satisfaire, lorsque la reine lui confia un poste éminent dans l’expédition anglaise qui soutenait les droits du prieur de Crato au trône de Portugal. Il était brave et donna dans cette occasion plus d’une preuve de son courage. Son esprit, son adresse et son éloquence brillèrent à la fois au parlement, dont il se fit nommer membre, et dans le premier des livres qu’il publia. Pour la première fois, la prose anglaise rejetait les entraves de scientifique pédantisme et de citation bavarde dont l’avaient chargée les écoles et le moyen-âge. C’était un récit grave, animé, tragique dans sa nudité mâle, du combat soutenu par l’amiral Grenville, ou plutôt Greenville, monté sur son unique navire, contre cinquante-cinq vaisseaux espagnols. Deux cents hommes avaient lutté, contre dix mille, un seul vaisseau contre cinquante cinq. Enfermé dans un cercle de voiles ennemies, l’amiral du vaisseau désemparé, couvert de sang et de blessures, entouré de morts, n’ayant plus de munitions, ordonne au maître canonnier de faire sauter le navire, « pour ne laisser à l’Espagnol, dit Raleigh, pas même un débris de gloire, et pas un fragment de triomphe. » Le reste de l’équipage s’oppose à cette résolution ; et Greenville, mutilé, est porté à bord du vaisseau amiral espagnol ; il y meurt trois jours après. On ne trouve dans le récit que Raleigh a consacré à cet exploit aucune trace d’affectation, d’exagération et de fausse poésie. D’un bout à l’autre, c’est une simplicité merveilleuse, une émotion virile, un mépris magnifique de l’épithète et de la métaphore, une puissance de style que Philippe Sidney compare au retentissement du clairon. À la même époque, sir Édouard Coke, voulant faire de l’éloquence, citait Ovide, Plutarque, le Talmud et Boccace, dans une seule phrase, à propos d’un procès dont il soutenait l’accusation. Quand on étudie l’histoire littéraire, il faut soigneusement distinguer ceux qui vivent pour ainsi dire au cœur de leur siècle, qui se nourrissent du sang des veines populaires, qui ont pour inspiration la flamme émanée des idées les plus fortes et les plus fécondes, de ceux qui restent en dehors du mouvement vital, occupés d’allier des mots et de broder des épithètes. C’est la distinction du pédant et du penseur, à laquelle nos ancêtres attachaient avec raison tant d’importance. Quand la fiévreuse activité de Raleigh lui permettait de prendre la plume, et lorsqu’il ne mentait pas, ce qui était rare, il atteignait tout à coup cette