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WALTER RALEIGH.

leur histoire. Elles changent, elles ont leurs causes, elles entraînent les faits. Cette erreur, dont les anciens étaient si éloignés, a desséché et réduit à rien les annales des peuples européens. Elle nous empêche de comprendre les caractères qui s’y jouent et de démêler les mobiles qui leur ont servi de ressort. Qu’est-ce que la Saint-Barthélemy, si vous ignorez la fièvre catholique et municipale, léguée par le moyen-âge à la bourgeoisie parisienne ? Vous retrouvez à peine et demi-effacée, chez Auguste de Thou, la trace des émotions qui animaient et embrasaient tout son siècle. Voltaire ne s’en doute plus. Elles apparaissent vivantes chez les sermonaires et les libellistes, dans les pamphlets et les caricatures, chez les poètes et les satiriques, surtout dans les écrits laissés par les hommes d’action. Il faut lire attentivement les poèmes de Théodore Agrippa d’Aubigné pour comprendre les émotions religieuses de cette époque, et voir, de 1520 à 1600, les deux armées du catholicisme et du protestantisme se grouper à travers l’Europe. Plus de Français, d’Anglais, d’Italiens. Quiconque préfère la Bible à Rome a pour ennemi mortel quiconque préfère Rome à la Bible. Les Tragiques de d’Aubigné, œuvre hors de ligne, sont plus historiques que son histoire. Ce poème, à peine écrit en français, brise sans cesse l’idiome, qui, battu et tenaillé comme un fer chaud, s’élève au-dessus, s’élance au-delà, retombe au-dessous de ses limites naturelles. Pas de production moderne où les convenances et les nécessités de notre langue se soient assouplies plus violemment, contraintes et domptées par l’énergie et la fureur de la pensée. Dans le chant intitulé les Feux, on voit tous les martyrs protestans de l’Europe, sanglantes ombres, défiler devant le poète qui les convoque, et former une seule nation. Raleigh fut un des chefs les plus ardens de cette nation.

Avant tout, nous le trouverons donc, comme l’Angleterre du XVIe siècle, protestant et ennemi de l’Espagne. Mais nous verrons aussi combien de passions subsidiaires vinrent se joindre à celle-là, de quelles imperturbables ruses il s’arma pour dominer les esprits, combien de succès sans estime et de triomphes diffamés il arracha péniblement à la fortune ; enfin, ce que coûta dans le présent et dans l’avenir au grand homme aventurier la gloire, estimée au-dessus de la conscience.

I. — RALEIGH À LA COUR D’ÉLISABETH

L’éducation de Raleigh, cette éducation de l’ame et de la volonté qui décide de la vie, qui commence à seize ans, qui finit à vingt-