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les cœurs et dirigeant à chaque instant la pensée et les actes de tous les hommes ? Le sentiment de famille a la plus substantielle incarnation dans le gouvernement de la Chine, du moment où depuis quelques milliers de siècles la Chine entière est convaincue que l’état est une famille, et que, dans les idées comme dans le dictionnaire des Chinois, il n’y a pas de différence entre le prince et le père. Les Chinois ont même résolu avec bonheur un problème qui nous semble insoluble, celui d’associer harmonieusement les distinctions héréditaires avec l’esprit d’égalité, en substituant l’hérédité ascendante à l’hérédité descendante, en anoblissant les ancêtres à cause des services du fils, au lieu d’accorder des priviléges au fils à cause des faits et gestes du père.

Cela est fort surprenant, mais cela est. Avec ce dédain que nous affichons pour tout ce qui ne nous ressemble pas, nous pouvons traiter cela d’étrange et de bizarre, et en rire comme d’un préjugé grossier ; mais, avant de taxer le système chinois d’étrangeté et de bizarrerie, demandons-nous si nos systèmes politiques ne méritent pas des qualifications plus sévères. Nos théories érigent en principe la méfiance contre le gouvernement : elles légitiment contre lui les plus injurieux soupçons, les accusations les plus déshonorantes ; elles dépeignent comme citoyen modèle celui qui passe sa vie à l’entraver, à le défier, à l’insulter. Celles des Chinois sont diamétralement en sens inverse. Tout préjugé révolutionnaire à part, n’est-ce pas plus conforme aux règles du bon sens, du bon ordre et de la saine justice distributive ? La main sur le cœur, lequel est le plus honorable, le plus beau, le plus digne d’hommes intelligens, libres et courageux, de respecter et de chérir à l’égal d’un père le prince, en qui se personnifie l’unité nationale, ou de lui prodiguer, avec la certitude de l’impunité, des outrages que le Spartiate le plus arrogant n’eût pas adressés à l’ilote qu’il tenait sous ses pieds, de le poursuivre dans ses plus chères affections, dans ses fils que tous les rois lui envient, et dont seraient jaloux l’orgueil de tous les pères, la tendresse de toutes les mères ? Sommes-nous en droit de nous prévaloir de l’excellence de nos conceptions politiques, nous chez qui l’ordre public, la forme du gouvernement, l’indépendance nationale, sont à la merci du premier évènement ? Avant de rire de ces peuples éloignés, tâtons-nous le pouls, et examinons de sang-froid si nous devons exciter le sourire ou la compassion, nous dont tous les essais avortent misérablement après quelques années d’expérience, nous qui ne savons rien fonder, nous dont nul ne saurait dire avec quelque confiance