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nera. Traduction faite de ce terme national, il résultait que le seigneur Orso se proposait d’assassiner deux ou trois personnes soupçonnées d’avoir assassiné son père, lesquelles, à la vérité, avaient été recherchées en justice pour ce fait, mais s’étaient trouvées blanches comme neige, attendu qu’elles avaient dans leur manche juges, avocats, préfet et gendarmes. — Il n’y a pas de justice en Corse, ajoutait le matelot, et je fais plus de cas d’un bon fusil que d’un conseiller à la cour royale. Quand on a un ennemi, il faut choisir entre les trois S[1].

Ces renseignemens intéressans changèrent d’une façon notable les manières et les dispositions de miss Lydia à l’égard du lieutenant della Rebbia. Dès ce moment il était devenu un personnage aux yeux de la romanesque Anglaise. Maintenant, cet air d’insouciance, ce ton de franchise et de bonne humeur qui d’abord l’avaient prévenue défavorablement, devenaient pour elle un mérite de plus, car c’était la profonde dissimulation d’une ame énergique qui ne laisse percer à l’extérieur aucun des sentimens qu’elle renferme. Orso lui parut une espèce de Fiesque, cachant de vastes desseins sous une apparence de légèreté ; et quoiqu’il soit moins beau de tuer quelques coquins que de délivrer sa patrie, cependant une belle vengeance est belle ; et d’ailleurs les femmes aiment assez qu’un héros ne soit pas homme politique. Alors seulement miss Nevil remarqua que le jeune lieutenant avait de fort grands yeux, des dents blanches, une taille élégante, de l’éducation et quelque usage du monde. Elle lui parla souvent dans la journée suivante, et sa conversation l’intéressa. Il fut longuement questionné sur son pays, et il en parlait bien. La Corse, qu’il avait quittée fort jeune, d’abord pour aller au collége, puis à l’École militaire, était restée dans son esprit parée de couleurs poétiques. Il s’animait en parlant de ses montagnes, de ses forêts, des coutumes originales de ses habitans. Comme on peut le penser, le mot de vengeance se présenta plus d’une fois dans ses récits, car il est impossible de parler des Corses sans attaquer ou sans justifier leur passion proverbiale. Orso surprit un peu miss Nevil en condamnant d’une manière générale les haines interminables de ses compatriotes. Chez les paysans toutefois, il cherchait à les excuser, et disait que la vendette est le duel des pauvres. Cela est si vrai, disait-il, qu’on ne s’assassine qu’après un défi en règle. « Garde-toi, je me garde, » telles sont les paroles sacramentelles qu’échangent deux

  1. Expression nationale, c’est-à-dire schiopetto, stiletto, strada, fusil, stylet, fuite.