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naient que des murmures de la nature vivante ; des fantômes sans voix, des reptiles ailés se dressaient confusément à travers les rameaux frissonnans ; l’horreur croissait. Soudain vous découvrez des pas dans cette solitude ; un cri s’élève près de là, le cri d’un homme semblable à vous !

Ici se retrouve la question posée en commençant : Quelle place occupera la poésie indienne dans l’histoire de l’art ? Éclipsera-t-elle dans les esprits la poésie homérique ? la remplacera-t-elle jamais ? Nul monument, nul brin d’herbe pensant ne peut tenir lieu d’un autre, et ce serait une critique bien futile de se hâter de déprécier la Grèce par l’Asie, ou l’Asie par la Grèce. Il y a place, Dieu merci, dans la nature et dans l’intelligence de l’homme pour tous les poèmes du passé comme pour tous ceux de l’avenir. Seulement la perspective dans l’histoire est changée. Le génie hellénique se rapproche de nous à mesure que dans l’éloignement nous apercevons le génie indien se lever au bout de l’horizon. Loin de détrôner le vieil Homère, ces monumens nouvellement révélés feront éclater encore par leur richesse même son art, sa simplicité, son habileté instinctive. L’Inde fera ressortir la Grèce ; l’Himalaya encadrera l’Olympe. Dans l’opinion du dernier siècle, l’auteur de l’Iliade passait pour un disciple aveugle de la nature seule. Peu s’en fallait qu’on ne le tînt pour oriental. Depuis qu’on peut le comparer à son frère du Gange, la précision de son dessin, la fermeté de ses formes, deviendront plus manifestes pour tous. Il rentrera plus étroitement dans la famille des génies de l’Occident, ou du moins il apparaîtra comme le médiateur souverain entre l’Occident et l’Orient ; colosse de Rhodes qui s’appuie sur les deux rives.

Si l’on demande, en outre, quelle sera l’influence directe de cette renaissance orientale, il est évident qu’elle entrera pour quelque chose dans les conceptions de l’avenir, puisqu’une société tout entière ne sort pas du tombeau sans agir d’une manière quelconque sur les imaginations humaines. Il est vrai que le génie indien ne sera dans aucun cas pris pour modèle, son caractère étant de n’avoir ni règle fixe, ni loi irrévocable. Mais, sans devenir un code littéraire, il grossit la tradition universelle. Toutes les fois que les modernes s’emparent d’une donnée grecque pour la traiter à leur tour, ils ont à lutter contre une œuvre parfaite, laquelle ne laisse presque rien à ajouter ni à retrancher. Où est la main qui peut refaire le marbre sculpté dans Athènes ? Tout au contraire, la poésie de l’Inde est une mine de Golconde, où l’or, les métaux précieux, les pierreries sont