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l’intelligence humaine ; souvenirs d’une lutte de deux races primitives, monumens de la formation du peuple indien, sentimens de mélancolie, d’attendrissement, rêveries d’une société déjà rassasiée d’elle-même, écoles de philosophie, scepticisme, ironie, sectes métaphysiques, royauté des logiciens, marques d’une religion et d’une civilisation au déclin ; tout cela rassemblé, mêlé, ordonné dans une même œuvre, comme les productions des diverses époques de la nature sont superposées dans les flancs d’une même montagne, depuis la roche primitive et la végétation antédiluvienne, conservée loin du jour, dans les feuilles de l’ardoise, jusqu’à la fleur nouvelle que vient de ronger dans la rosée l’insecte né du matin. Aussi, appliquant à ces poèmes la théorie que j’ai réfutée pour Homère, croirais-je volontiers qu’ils sont l’ouvrage, non d’un homme, mais de diverses générations qui ont accumulé leurs pensées les unes sur les autres. Vous passez brusquement de l’époque du chaos à celle de la métaphysique, des hommes des bois à l’école des sophistes. Dans le berceau de ce peuple est le livre de sa vieillesse, et vous diriez que sans enfance il est né dans l’éternité.

Veut-on savoir ce que peut être le scepticisme antédiluvien dont je viens de parler ? On sera étonné de voir combien il ressemble à celui de notre temps

« Le roi des logiciens s’adressa ainsi à Rama pour l’éprouver : Ô Rama, que l’intelligence d’un ascète tel que toi ne descende pas au niveau des imaginations vulgaires ! Les livres sacrés ont été composés par des hommes adroits afin de tromper les autres et de les induire à faire des donations. Toute leur doctrine, la voici : Offrez des sacrifices, consumez-vous dans les austérités religieuses, le jeûne, la macération. Faites des dons au sacerdoce… Ô roi, ne seras-tu donc jamais sage ? Ce qui se laisse toucher et goûter par les sens est seul digne de tes désirs. Tous les rois tes prédécesseurs sont tombés sous la main d’airain de la mort. Nul ne sait ce qu’ils sont devenus ni où ils sont allés ; on croit les voir partout où l’on désire qu’ils soient ; cependant l’univers est plongé dans l’incertitude. Il n’y a dans ce monde rien d’assuré, et ce monde même, où est-il ?

« En entendant ces sentimens athées, Rama, semblable à un éléphant furieux, répondit : Je ne me soustrairai pas plus aux commandemens de mon père qu’un cheval dompté n’abandonne le char, ou qu’une épouse obéissante ne délaisse son époux. Je ne serai pas plus ébranlé par tes paroles qu’une montagne ne peut l’être par le choc de l’ouragan. »