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ciseau, le pinceau, les langues humaines, mais tels qu’ils ont apparu, dans leur nudité idéale, à l’esprit de leurs auteurs ! Il n’est point d’artiste qui n’éprouve une douleur sincère en comparant à l’œuvre qu’il a rêvée celle qu’il a exécutée, et c’est la différence de ce modèle intérieur et du plan réalisé qui sert de préambule au Ramayana. Qui ne serait frappé de la grandeur de ces idées, rangées ainsi qu’une avenue de sphinx intelligens à l’entrée du monument ?

Admis dans l’intimité du poète du Gange, nous avons vu naître ses pensées, fantômes divins à peine revêtus de la parole. Reste à savoir comment, du fond de cette solitude, son œuvre, en ces temps reculés, a pu être répandue et conservée dans la mémoire des hommes. J’ai montré ailleurs[1] de quelle manière une question semblable a renouvelé de nos jours la critique à l’égard d’Homère. Qui croirait que la plus grande lumière sur cette question nous vienne des bords du Gange ? C’est pourtant ce dont il est facile de se convaincre. Pour achever sa confession, Valmiki raconte en effet de quelle manière son ouvrage a été porté de bouche en bouche, et l’on est étonné d’apprendre, dans ce récit, que des institutions poétiques, parfaitement analogues à celles de la Grèce héroïque et de l’Europe féodale, se retrouvent dans la double presqu’île en-deçà et au-delà du Gange : des rhapsodes qui chantent les fragmens du poème national, des ménestrels qui sont eux-mêmes récompensés par les auditeurs, comme ceux du moyen-âge. Il faut citer ici textuellement cette partie du Ramayana qui fournit des points de comparaison si évidens entre des sociétés que tout, d’ailleurs, semblait séparer.

« Le poème du Ramayana étant achevé, Valmiki se demanda : Qui le fera connaître au monde ? En ce moment, deux disciples se jetèrent aux pieds du sage, tous deux illustres, à la voix mélodieuse, tous deux habitant un ermitage. Ayant regardé ces jeunes hommes ingénus, il leur dit après avoir baisé leurs fronts : — Apprenez le poème révélé ; il donne la vertu et la richesse : plein de douceur, lorsqu’il est adapté aux trois mesures du temps, plus doux s’il est marié au son des instrumens, ou s’il est chanté sur les sept cordes de la voix. L’oreille ravie, il excite l’amour, le courage, l’angoisse, la terreur. — Après avoir ainsi parlé, le sage enseigna aux deux jeunes hommes tout le poème de Rama. Dès qu’il l’eut confié à leur mémoire, il leur dit encore : — Que cette histoire soit chantée par vous dans l’assemblée des sages, au milieu du concours des princes et dans la réunion des

  1. Revue des Deux Mondes, mai 1836, Épopée grecque.