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COLOMBA.

chair. À quoi bon tuer ce vieux renard, qui n’a plus de dents pour mordre ? — Giudice Barricini ! souviens-toi du 2 août ! Souviens-toi du portefeuille sanglant où tu as écrit de ta main de faussaire ! Mon père y avait inscrit ta dette ; tes fils l’ont payée. Je te donne quittance, vieux Barricini !

Colomba, les bras croisés, le sourire du mépris sur les lèvres, vit porter les cadavres dans la maison de ses ennemis, puis la foule se dissiper lentement. Elle referma sa porte, et, rentrant dans la salle à manger, dit au colonel :

— Je vous demande bien pardon pour mes compatriotes, monsieur. Je n’aurais jamais cru que des Corses tirassent sur une maison où il y a des étrangers, et j’en suis honteuse pour mon pays.

Le soir, miss Lydia s’étant retirée dans sa chambre, le colonel l’y suivit et lui demanda s’ils ne feraient pas bien de quitter dès le lendemain un village où l’on était exposé à chaque instant à recevoir une balle dans la tête, et le plus tôt possible un pays où l’on ne voyait que meurtres et trahisons.

Miss Nevil fut quelque temps sans répondre, et il était évident que la proposition de son père ne lui causait pas un médiocre embarras. Enfin elle dit :

— Comment pourrions-nous quitter cette malheureuse jeune personne, dans un moment où elle a tant besoin de consolations ? Ne trouvez-vous pas, mon père, que cela serait cruel à nous ?

— C’est pour vous que je parle, ma fille, dit le colonel ; et si je vous savais en sûreté dans l’hôtel d’Ajaccio, je vous assure que je serais fâché de quitter cette île maudite sans avoir serré la main à ce brave della Rebbia.

— Eh bien ! mon père, attendons encore, et, avant de partir, assurons-nous bien que nous ne pouvons leur rendre aucun service.

— Bon cœur ! dit le colonel en baisant sa fille au front. J’aime à te voir ainsi te sacrifier pour adoucir le malheur des autres. Restons ; on ne se repent jamais d’avoir fait une bonne action.

Miss Lydia s’agitait dans son lit sans pouvoir dormir. Tantôt les bruits vagues qu’elle entendait lui paraissaient les préparatifs d’une attaque contre la maison ; tantôt, rassurée pour elle-même, elle pensait au pauvre blessé, étendu probablement à cette heure sur la terre froide, sans autres secours que ceux qu’il pouvait attendre de la charité d’un bandit. Elle se le représentait couvert de sang, se débattant dans des souffrances horribles, et ce qu’il y a de singulier, c’est que, toutes les fois que l’image d’Orso se présentait à son esprit, il