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REVUE DES DEUX MONDES.

Boishardy sourit.

— Soit, dit-il : la république est pauvre, et Dieu a dit de donner à ceux qui ont faim. Emmène tes bœufs, vieux rogneur de portions, et bon voyage.

Le sergent porta militairement la main à son chapeau.

— Votre nom, citoyen chouan ? demanda-t-il avec une sorte de respect.

— Boishardy.

— Eh bien ! aussi vrai que je m’appelle Marceau, dit-il en regardant le gentilhomme, je n’oublierai point votre politesse.

Et retournant à ses soldats, qui étaient demeurés sous la garde des chouans, il continua avec eux sa route vers Rostrenen. Lorsqu’il fut parti, Boishardy se tourna de mon côté.

— Tu vois que je fais le premier pas, dit-il, et que je donne l’exemple.

— On le suivra, répondis-je, car le bien a, comme le mal, sa contagion. Chez les méchans même, l’orgueil tient lieu de vertu, et ils ne veulent pas plus être surpassés en clémence qu’en cruauté.

Nous traversâmes le chemin, et continuâmes à nous diriger à travers les fourrés. Depuis notre sortie du village, j’avais eu plusieurs fois l’oreille frappée du son de ces trompes qui servent à nos bergers pour leurs appels. Dès que nous parûmes sur la lisière de la forêt, les mêmes sons se firent entendre plus distinctement, et dans toutes les directions. On eût dit que des échos cachés les répétaient de proche en proche. Boishardy s’aperçut de mon étonnement.

— Ce sont les sonneurs de corne qui annoncent notre arrivée, me dit-il.

— Mais où sont-ils ?

— Au-dessus de nos têtes, dans le feuillage des chênes. Ils aperçoivent de là tout ce qui se passe dans le pays à plusieurs lieues à la ronde, et nous avertissent aussitôt. On sait, à leur manière de corner, si c’est un détachement de bleus ou de royalistes qui s’approche, quelle est sa force, et de quel côté il vient. Toutes les forêts où nous avons des placis sont ainsi liées par une ligne télégraphique, et il suffit de quelques minutes pour que nos mouvemens ou ceux de l’ennemi soient connus d’une frontière à l’autre de l’évêché.

Cependant nous avancions toujours en suivant des sentiers tortueux à travers le fourré ; tout à coup nous nous trouvâmes en face d’une sorte de rempart formé d’arbres abattus et devant une petite porte gardée par deux chouans en uniforme vert. Nous étions arrivés