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REVUE DES DEUX MONDES.

— Viens-tu, Bail ? demanda-t-il brusquement.

— Où cela ?

— À la forêt de Lorges.

Bail se leva ; tous deux souhaitèrent le bonsoir à Claude, et sortirent. Lorsqu’ils furent partis, celui-ci se tourna vers le vicomte qui jouait avec son verre d’un air boudeur

— Vous avez eu tort, monsieur, dit-il sérieusement ; vous venez de blesser des hommes qui sont nos meilleurs chefs de bande, et dont nous avons besoin.

— En vérité, répondit l’émigré, j’ignorais que MM. Bail et Bénédict fussent si indispensables au salut de la monarchie ; j’ai le malheur de ne point savoir m’encanailler.

Floville regarda le jeune homme :

— Monsieur le vicomte y met de la modestie, dit-il, car, si je ne me trompe, il fréquentait à Coblentz la plupart des mousquetaires émigrés.

— Les mousquetaires sont gentilshommes, monsieur ! répliqua le jeune noble sèchement

— Ce qui les dispense d’être autre chose.

— Ils ne se dispensent pas au moins de soutenir leurs droits.

Floville haussa les épaules ; il y eut un court silence.

— Mais, reprit tout à coup le jeune gentilhomme, j’ignorais que vous fussiez aussi bien instruit de ce qui se passe à Coblentz ; je ne me rappelle point avoir eu l’honneur de vous y voir.

Claude rougit légèrement.

— En effet, dit-il, je n’ai point passé le Rhin.

— Et vous avez agi prudemment, reprit le vicomte d’un ton d’indifférence ; l’air est malsain en Allemagne, j’ai moi-même un cousin qui a refusé d’émigrer, et auquel nous avons envoyé une quenouille.

Floville tressaillit.

— Ne m’en auriez-vous point aussi, par hasard, apporté une ? demanda-t-il.

— Ma foi non, répondit le jeune homme avec un rire impertinent.

— Il fallait le faire, monsieur, dit Claude en le regardant fixement, car ici les quenouilles se changent en épées ; ici, nous avons mieux aimé défendre la monarchie que l’abandonner.

Et, comme le vicomte voulut l’interrompre :

— Oh ! je sais ce que vous allez dire, s’écria-t-il impétueusement, je sais ce que l’émigration pense de nous, et quels sont ses projets ! Quand nous aurons réussi, nous autres pauvres gentilshommes de cam-