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— Jésus ! que font-ils là ? s’écria-t-il.

— Ils moissonnent pour le compte de la république.

— Mais ce blé m’appartient !

— À toi ?

— Et c’est le seul qui me reste, car les dragons de Montcontour ont fauché le reste en herbe pour leurs chevaux. Au nom de Dieu ! capitaine, dites qu’ils s’arrêtent. Je suis un patriote comme vous, puisque les chouans ont massacré les miens. Bas les faucilles, citoyens, bas les faucilles !

— Nous devons exécuter l’ordre du comité de salut public, observa Rigaud.

— C’est impossible, s’écria le paysan, dont le désespoir semblait s’accroître à mesure que son champ se dégarnissait ; nul ne peut donner un pareil ordre, chacun a son droit et son bien.

— Vos paroisses sont assimilées à un pays conquis ; tout y est frappé de réquisition pour le service de l’armée : il faut que le soldat vive.

— Et moi ? demanda Claude avec énergie.

— Toi, répondit le capitaine embarrassé, tu réclameras près de la république.

— Qui chargera du paiement le geôlier ou le bourreau. Non, cela ne peut être ; laissez à un chrétien ce que Dieu lui a laissé. Arrière, vous autres ; cette moisson est à moi, et nul ne peut y toucher ; arrière, si vous n’êtes des lâches et des voleurs !

Il s’était précipité au milieu des moissonneurs en les repoussant et en défendant son champ de ses deux bras ouverts, comme il eût défendu un ami. Vingt faucilles se levèrent aussitôt sur sa tête ; je courus à lui, et je l’arrachai avec peine du milieu des soldats.

— C’est un chouan déguisé, criaient quelques voix.

— Il nous a appelés voleurs et lâches.

— Trois hommes de bonne volonté pour lui casser la tête.

— Il faut le pendre au premier arbre du chemin.

— Va-t-en, si tu tiens à la vie, dit Rigaud, qui connaissait ses grenadiers et comptait peu sur leur subordination.

— Des épis nés de ma sueur ! reprit Claude en joignant les mains avec cette espèce d’amour religieux du paysan breton pour le blé qu’il a semé.

— Va-t-en, répéta le capitaine en le poussant vers l’entrée du champ.

Claude promena autour de lui des yeux désolés, et ramassant avec