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la passion les pousse, mais non de méchanceté, parce que la méchanceté suppose la corruption et le parti pris ; natures cahoteuses qui plaisent comme les paysages accidentés et les arbres rugueux, par le seul charme de la vie et de la variété.

Avant que la révolution eût fait de Boishardy un chef de partisans, ses aventures amoureuses l’avaient déjà rendu célèbre dans les paroisses. C’était une sorte de Lovelace en sabots que l’on était sûr de trouver le dimanche aux danses et aux pardons, les autres jours aux moulins, aux fours, aux fontaines, partout enfin où viennent les jeunes filles et où pareil oiseleur pouvait tendre ses filets. Les mères le redoutaient, les maris pâlissaient en le voyant passer devant leurs seuils, et le curé de Brehand avait un jour prêché contre lui. On comprend combien une aussi mauvaise réputation dut lui susciter d’admirateurs et d’envieux. Il n’était pas de paysan qui ne connût M. de Boishardy ; la canonisation l’eût à peine rendu aussi célèbre. Cette popularité lui fut d’un grand secours lorsqu’il chercha à soulever les paroisses, et il ne tarda point à devenir le chef le plus redoutable de toute la Bretagne.

Les embarras de la guerre civile n’avaient pu le faire renoncer à ses galanteries, mais en avaient nécessairement borné le cours ; le temps d’être inconstant lui manquait. Une nouvelle maîtresse exerçait d’ailleurs sur lui, depuis quelque temps, un empire absolu. Elle se faisait appeler Mme Catherine ; sa fière beauté et son caractère altier l’avaient fait surnommer la Royale parmi les chouans. On la disait issue d’une noble famille d’Ille-et-Vilaine. Elle avait commencé, comme Boishardy, par déroger en amour, et ses aventures avec un jeune meunier de Redon l’avaient forcée de se réfugier à Loudéac, où elle fit la connaissance du chef royaliste. Elle le suivait parfois dans ses expéditions et exerçait sur toutes ses actions une surveillance jalouse, à laquelle Boishardy se soumettait plus patiemment qu’on ne l’eût supposé.

Une affaire m’ayant appelé à Lamballe vers la fin du mois de thermidor 1794, je rencontrai, en sortant de l’auberge, notre ancien médecin, le citoyen Launay, que je n’avais point revu depuis ma visite à la Hunaudaie[1]. Le temps n’avait rien changé à son caractère frondeur. Arrêté comme feuillantiste pendant le règne de Robespierre, il s’était fait jacobin après sa chute, et je le trouvai regrettant amèrement la sainte guillotine, dont il avait été miraculeusement

  1. Voyez la livraison de la Revue du 1er  octobre 1839.