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LES MISSISSIPIENS.

LOUISE, tombant dans un fauteuil.

Assez !… maman, assez !…

JULIE, à part, remettant la lettre dans sa poche.

Tu ne te doutais pas, pauvre chevalier, en m’écrivant ce billet dans toute la candeur de tes dix-sept ans, qu’elle me servirait dix-sept ans plus tard à déjouer tes perfidies… Allons, le coup est porté ! (À Louise.) Eh bien ! Louise, avez-vous donc si peu de dignité que vous pleuriez un homme qui vous trompe ? Allons, remets-toi, oublie-le, et allons au bal.

LOUISE.

Au bal ? Le revoir ? oh jamais ! je mourrais de honte !… Partons, maman, partons !

JULIE.

Où veux-tu donc aller ?

LOUISE.

Au couvent, au couvent pour jamais !

JULIE.

Pour qu’il aille encore t’égarer par de nouveaux artifices !

LOUISE.

Dans un autre couvent, où il ne pourra ni me découvrir, ni m’approcher.

JULIE.

Ce serait peut-être là le meilleur parti à prendre, si tu t’en sentais le courage.

LOUISE.

Oh ! oui, maman, j’aurai du courage, je vous en réponds ! Ah ! mon voile, ma robe de novice ! Rendez-moi tout cela, maman, afin que je m’en aille bien vite !

JULIE.

Je vais te les chercher. La voiture nous attend, nous pouvons aller à Chelles.

LOUISE.

Où vous voudrez, maman, pourvu que ce soit bien loin de lui. (Julie sort.)

LOUISE, seule, arrachant les fleurs de ses cheveux.

Oh ! cette parure maudite que je portais déjà avec orgueil, en songeant qu’elle m’embellirait à ses yeux !… Il ne l’avait pas seulement remarquée… Il était mécontent, inquiet de me voir aller au bal ; sans doute celle qu’il aime doit s’y trouver, et ma présence les eût gênés… Mais après tout, il ne m’a jamais rien promis. (Se laissant tomber sur un fauteuil, les cheveux épars et ses parures gisant à terre.) Quel rêve ai-je donc fait ! Insensée que je suis ! Ah ! je l’aimais, moi, et j’aurais su me faire religieuse, et vivre à jamais retirée du monde, cloîtrée, oubliée de tous, pourvu qu’une heure, un instant, qu’une fois dans l’année, il fût venu me dire, au travers de la grille : « Mon enfant, je veille sur vous. » Mais à présent, je ne peux pas, je ne veux pas le revoir… Et mes jours se consumeront dans l’ennui mortel de la solitude, dans l’horreur de l’abandon… car personne ne m’aime, moi ! personne ne m’a jamais aimée.