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MARIE D’ÉNAMBUC.

— Allons ! tout est-il prêt ? s’écria-t-il. Moi aussi, je pars ! Oh ! Juan de Mata, terrible écumeur de mer, quelle proie ! Allons, allons retrouver aux Saintes mes amis les forbans ! Ce sont eux qui me rendront la petite reine !


Il y a dans l’Océan qui sépare les deux mondes des chemins invisibles que le navigateur sait reconnaître et suivre ; il y a comme des jalons jetés au milieu des eaux, devant lesquels passent les navires qui sillonnent la vaste mer. Juan de Mata, capitaine du Santiago, savait bien dans quelles latitudes il fallait attendre le Saint-Nicolas de Bordeaux, et, un mois environ après le départ de Marie, le forban croisait par le travers des Bermudes. Le Santiago était une légère goëlette armée de canons, et montée par un équipage recruté dans les quatre parties du monde, mais dans lequel les Espagnols étaient en majorité. Pendant quinze jours de croisière, il avait reconnu deux ou trois navires que le capitaine Juan de Mata eût volontiers abordés ; mais Loinvilliers le força d’attendre.

Le temps était calme, des brises molles et changeantes ridaient à peine l’immense étendue au milieu de laquelle la goëlette ressemblait à un point blanc sur un velours bleuâtre. Loinvilliers ne quittait guère le pont ; adossé aux bastingages, promenant ses yeux sur l’horizon, il regardait si aucune voile n’apparaissait sur l’azur indécis du ciel ; il attendait avec une sombre et cruelle impatience qu’un vent favorable lui amenât sa proie. Enfin la vigie cria : Navire ! et l’on aperçut bientôt distinctement un vaisseau, qu’à sa lourde voilure, à sa marche, on reconnut pour le Saint-Nicolas de Bordeaux. Alors la joie de l’équipage se manifesta par des cris et d’effroyables malédictions ; on se prépara au combat comme à une fête, car on ne prévoyait nulle résistance. Le comte de Loinvilliers prit Juan de Mata à part.

— Nos conventions tiennent, lui dit-il, à vous et à vos hommes la cargaison tout entière, à moi Mme d’Énambuc. Vous me transporterez avec elle dans quelque port de l’Amérique du sud. Ce sont bien nos conventions, Juan de Mata ?

— Ce sont nos conventions, et, sur mon salut, je les accomplirai, répondit le forban la main sur la poitrine.

— Oh ! maintenant elle est à moi ! s’écria Loinvilliers ; ni le ciel ni l’enfer ne sauraient me l’arracher !

Cependant le Saint-Nicolas avait reconnu de son côté ce navire, qui commençait à lui donner la chasse, et il essaya de fuir ; mais la