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MARIE D’ÉNAMBUC.

ses mains un pli auquel pendait le sceau royal. Une acclamation s’éleva de tous cotés ; on cria : Vive la petite reine ! vive Madame ! Marie s’inclina, visiblement émue ; son beau visage si pâle, si languissant, s’anima d’une légère rougeur, et elle leva la main vers le portrait du général comme pour lui reporter tous ces hommages. Quand les acclamations eurent cessé, Marie prit des mains du père Du Tertre le parchemin scellé, et dit d’une voix très émue, mais haute et distincte : — Messieurs, je suis touchée jusqu’au fond de l’ame des sentimens que vous me témoignez, et j’en garderai toujours un vif souvenir. Je vous ai réunis pour vous faire mes adieux. Sa majesté, cédant à mes supplications, a remis en d’autres mains le gouvernement de la colonie. C’est le frère de celui que vous avez tous pleuré et dont la mémoire est restée ici en vénération ; c’est M. de Vauderoque d’Énambuc qui représentera mon fils et commandera au nom du roi de France ; voici les lettres patentes. Messieurs, je vous présente votre nouveau gouverneur. — En achevant ces mots, elle se tourna vers M. de Vauderoque, qui se leva et salua l’assemblée. Il y eut un moment d’étonnement et de silence. Personne ne s’attendait à une telle déclaration ; tous les regards se tournèrent vers Loinvilliers, qu’un moment auparavant chacun désignait comme le futur époux de la petite reine. Il était debout, immobile et calme en apparence ; mais il avait la main sur son poignard, car sa première pensée fut de tuer Marie sur l’heure ; puis il calcula rapidement qu’il avait quelques jours devant lui et qu’il pouvait encore devenir le maître de cette femme, dont la possession était depuis si long-temps l’unique but de sa vie. Il dissimula sa rage, sa fureur, toutes les passions qui bouleversaient son ame, et il entendit d’un visage tranquille la longue harangue que M. de Vauderoque fit à l’assemblée. Quand tout le monde se fut retiré, il se rapprocha de la petite reine, et lui dit, le regard ardent, les lèvres pâles et serrées : — Vous partez ! vous voulez aller retrouver cet homme ! mais, sur mon ame, sur mon salut, il ne vous reverra jamais !

L’Amphitrite devait faire voile pour Saint-Domingue après quelques jours de relâche à la Martinique, et l’époque de son retour en France était encore éloignée. Marie ne voulut point l’attendre ; elle se décida à partir sur un navire de Bordeaux qui venait de compléter sa cargaison à la Basse-Terre de la Guadeloupe. On essaya vainement de la dissuader d’entreprendre une si pénible et si longue traversée sur un vaisseau marchand mal construit et mauvais voilier ; elle n’écouta que l’ardente impatience qui depuis si long-temps la consumait.