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dans un pareil moment celui dont la fatale influence avait rempli sa vie de trouble et de douleur, Marie ne put réprimer un mouvement d’effroi, ses genoux fléchirent ; elle dit d’une voix à peine articulée et avec une morne froideur : Excusez-moi, monsieur, je ne puis avoir l’honneur de vous recevoir aujourd’hui.

— Je venais seulement, madame, pour vous assurer de mon dévouement, répondit-il d’un air grave ; en toute circonstance, je serai prêt à vous en donner des preuves.

Elle ne répondit à ces protestations qu’en inclinant la tête, et sortit lentement. Le comte la suivit du regard.

— Ah ! murmura-t-il avec une profonde expression de joie, elle ne l’aimait donc pas, puisqu’il est parti ? C’est son fils qu’elle pleure… Oh ! Marie, Marie ! cet homme serait mort s’il fût resté. Mais non, tu ne l’aimais pas… j’étais fou de le croire.

À dater de ce jour, le comte revint souvent au Fort-Saint-Pierre ; il n’avait pas cependant repris l’autorité qu’il avait long-temps exercée, et la petite reine ne lui rendit pas sa charge de lieutenant-général, qui demeura vacante. Le départ de Maubray avait produit une certaine sensation dans la colonie, et apaisé les ressentimens furieux dont il avait failli être victime ; mais tout n’était pas fini pourtant, et le comte de Loinvilliers, qui, pour perdre Maubray, avait fomenté tous ces complots, était allé plus loin à son insu. Maubray n’était qu’un prétexte pour les gens, depuis long-temps hostiles à la petite reine, qui avaient en vue autre chose que de venger la mort du patron Baillardet. Tous ces mécontens voulaient se soustraire à l’autorité seigneuriale, dont ils dépendaient immédiatement, et faire de la colonie un petit état gouverné par des magistrats élus entre les notables habitans, comme les capitaines de paroisse. Toutes ces menées restèrent long-temps secrètes : le comte de Loinvilliers n’y était point mêlé ; on avait cessé de le craindre, pourtant on se méfiait de lui. Marie n’ignorait pas entièrement ce qui se passait ; mais elle était dans cette espèce de sécurité que donne l’habitude d’une position difficile. Elle se soutenait avec une admirable grandeur d’ame au milieu des peines amères qui la rongeaient. Tous lui obéissaient encore, nul n’avait manqué au serment de fidélité qu’il avait prêté entre ses mains ; toutefois les mêmes acclamations n’accueillaient plus sa présence, et les pauvres noirs criaient seuls encore sur son passage : Vive la petite reine !

Quelques mois s’écoulèrent ainsi. Le comte de Loinvilliers voyait avec une sombre inquiétude, une sourde impatience, l’espèce de