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face du gibet, et si la Providence ne vous eût ramenée ici, madame, demain je serais mort de la main du bourreau !

Un moment de silence suivit ces paroles véhémentes ; puis Mme d’Énambuc se tourna vers le comte et lui dit avec une expression profonde : — Eh bien ! monsieur ? — Loinvilliers redressa la tête, il était d’une extrême pâleur ; mais nul autre signe ne trahissait la sombre rage qui l’animait. Il fit un pas en avant comme pour répondre en face à cette interpellation, et, sans nulle violence dans le geste, sans aucune émotion dans la voix, il dit lentement : — Le patron Baillardet est mort aujourd’hui de ses blessures.

— Que Dieu sauve son ame ! s’écria Mme d’Énambuc avec un geste de surprise et de consternation. Le prisonnier leva les mains au ciel avec un mouvement d’horreur. Sans doute il avait plus d’une fois frappé un ennemi à mort sur le champ de bataille ; mais il ne lui était jamais arrivé de tuer un homme en luttant ainsi avec lui corps à corps.

— Oui, le patron Baillardet est mort, reprit Loinvilliers en se tournant vers Maubray ; il est mort frappé par un de ses engagés, et c’est vous qui êtes son meurtrier. Peu importent vos antécédens et votre titre ; le juge n’a dû voir que votre crime et la condition où vous étiez quand vous l’avez commis : l’arrêt qui vous condamne est juste. À qui en appellerez-vous d’ailleurs ? Quel tribunal a le droit de casser la sentence qui vous condamne ? La juridiction des magistrats de cette colonie est indépendante et souveraine. C’est un de nos plus beaux priviléges ; tous les habitans se lèveront, s’il le faut, pour le défendre et faire exécuter la loi.

— Mais vous oubliez mon droit, interrompit Mme d’Énambuc en se levant avec fierté et en étendant la main vers le prisonnier, comme pour le protéger et le défendre ; vous oubliez mon plus beau droit, celui de faire grace quand la justice humaine a condamné.

— En effet, madame, vous pouvez sauver cet homme du gibet, répondit le comte.

— Monsieur le marquis, reprit-elle en se tournant vers Maubray, demain vous aurez vos lettres de grace.

Maubray fléchit les genoux et baisa la main qu’elle lui tendait ; mais l’émotion l’empêchait de parler. Il avait vu la mort d’un œil calme, et son bonheur l’accablait. Son ame, ordinairement si ferme, était comme abattue par l’excès de sa joie. Il tressaillait, et des larmes troublaient son regard, car c’était plus que la vie qu’il venait de res-