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MARIE D’ÉNAMBUC.

lui, il s’est passé des choses que j’ai ignorées et dont vous seul pouvez me rendre compte. Parlez ; comment se fait-il que je retrouve dans une si épouvantable situation un bon gentilhomme, un des plus braves et des plus fidèles serviteurs du feu roi d’Angleterre ? Comment se fait-il que dans son malheur il ne se soit point adressé à moi qui commande ici ?

— Parce qu’il n’a pu vous approcher, madame, répondit Maubray, parce qu’il a été victime de la plus affreuse iniquité.

— Achevez, dit Mme d’Énambuc en regardant le comte.

— Le récit de tant de misères et de souffrances vous paraîtra, madame, à peine croyable, reprit Maubray avec une sombre amertume. Il y a six mois environ, je partis de Saint-Domingue sur une caravelle qui portait le pavillon espagnol. Des motifs puissans, l’impatience où j’étais d’arriver ici, ne me permettaient pas de choisir une autre embarcation. Au bout de huit jours de navigation, le mauvais temps nous jeta sur la côte de Saint-Christophe. L’équipage put gagner la terre ; mais la caravelle périt à une encablure du rivage, et nous ne sauvâmes que notre vie. De pauvres colons qui habitent les bords de la rivière de Pentecôte, nous secoururent, nous donnèrent des vivres et leurs propres vêtemens, car nous manquions de tout. Dans cette cruelle situation, je crus devoir m’adresser d’abord au gouverneur de Saint-Christophe, au baron Loinvilliers de Poincy…

— À votre oncle, monsieur le comte ? dit Marie en regardant Loinvilliers, qui ne répondit à cette espèce d’interpellation que par un mouvement de tête.

— Je déclarai mon nom au gouverneur, reprit Maubray, et j’osai, madame, me mettre sous votre protection. Je joignis une lettre à celle que vous écrivit le baron de Loinvilliers…

— Cette lettre, je ne l’ai pas reçue, interrompit Marie ; mais achevez, monsieur, achevez.

— J’espérais une réponse, continua Maubray ; j’attendais dans une mortelle impatience les moyens de passer à la Martinique ; mais pas un navire, pas une barque… Tout à coup je reçus un ordre du gouverneur. Il me faisait sommer, par un de ses agens, de fournir les preuves de ce que j’avais avancé et de déclarer mes ressources pour vivre libre sur la colonie. Mes effets, mes papiers, tout était perdu ; je ne pouvais donner les preuves qu’on me demandait, mais j’affirmai sur ma foi de chrétien et sur ma parole d’honnête homme que j’avais dit la vérité. On ne me crut pas, madame… je fus arrêté, condamné sans appel… comme les malfaiteurs, les vagabonds qui abordent aux