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Une espèce de village commençait à se former à l’entour, et l’on allait y bâtir une petite église. Mme d’Énambuc fut reçue par le géreur, qui ne put lui présenter les clés de son habitation, attendu qu’il n’y avait pas même de serrures. Il y eut un moment de tumulte et de confusion ; les travaux cessèrent ; tout le monde accourut pour voir la petite reine. Les misérables noirs se pressaient à la porte d’un air timide et curieux, en frappant des mains avec des exclamations de joie. Ces témoignages touchèrent Marie jusqu’au fond de l’ame ; pour la première fois depuis long-temps, elle ressentit un mouvement de douce satisfaction : le sort de ces malheureux dépendait d’elle seule, elle pouvait les soulager. Sur-le-champ elle donna des ordres qui furent proclamés par le géreur et qui jetèrent les esclaves dans des transports de joie. Deux heures plus tard, Marie était dans la galerie qui devait lui servir de chambre à coucher. Ses femmes venaient de se retirer ; Palida seule veillait debout près d’une fenêtre. La lune se levait brillante et sereine sur les savanes ; la brise frémissait dans le feuillage sonore des palmiers, et, par momens, on entendait au loin un bruit sourd et cadencé ; c’était celui du tam-tam : les esclaves dansaient sur le sable du rivage, aux paisibles clartés de la lune.

— Palida, dit Mme d’Énambuc en se soulevant sur son hamac, que regardes-tu ?

— L’arbre sous lequel était l’ajoupa de ma mère, répondit l’esclave ; nous sommes à l’endroit même où les peaux rouges avaient leur grand carbet.

— Tu t’en souviens ? Tu reconnais ces lieux ?

— J’y suis née et j’y ai vu mourir ma mère, répondit Palida d’une voix altérée.

— Pauvre fille ! murmura Mme d’Énambuc. L’esclave revint se coucher sur la natte devant le hamac.

— Tu pleures, Palida, reprit doucement Mme d’Énambuc ; tu m’as dit pourtant que les femmes étaient esclaves chez les peaux rouges, et que, si tu étais libre, tu ne voudrais pas retourner parmi les tiens.

— Jamais, jamais je n’aurais pu vivre comme eux, dit-elle vivement ; mais je les plains… Quand je songe à cet horrible massacre… c’est ici… les femmes, les enfans, les vieillards, on a tout tué… Il ne reste plus trace du grand carbet ; le feu a passé partout… Maîtresse, il y a des hommes impitoyables parmi les blancs comme parmi les peaux rouges, parmi les chrétiens comme parmi les idolâtres.