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MARIE D’ÉNAMBUC.

voir d’obéir à cette dernière et terrible volonté… Celui qui est au ciel et qui voit le fond de mon ame ne me condamnera pas.

— Ma fille, répondit le père Du Tertre d’une voix grave et triste, ceci n’est point un cas de conscience ; devant Dieu, vous êtes libre ; mais le comte de Loinvilliers soumettra votre volonté par la loi du plus fort. Il sait bien comment vous contraindre à ce mariage. Vous ne connaissez pas entièrement ce qui se passe ici et le péril où vous êtes. Il y a un parti contre vous dans la colonie, un parti redoutable, composé des petites gens, qui partout sont les plus nombreux et les plus remuans. Qu’importe que les capitaines de paroisse vous soient dévoués si leurs milices sont prêtes à se révolter contre votre autorité ? Tous ces mutins redoutent le comte de Loinvilliers et ceux qu’ils appellent sa garde espagnole. Ils redoutent aussi beaucoup le baron Loinvilliers de Poincy, gouverneur de Saint-Christophe, qui pourrait, au besoin, envoyer à son neveu une ou deux barques armées en guerre pour les réduire. C’est ce qui a arrêté jusqu’ici toute tentative de sédition ; on se souvient de la manière dont le comte vous a vengée des peaux rouges, et l’on est convaincu qu’il ne pardonnerait pas plus à des chrétiens qu’à des idolâtres. Mais le jour où il cesserait d’être votre lieutenant-général, le jour où il se retirerait de votre service, ce jour-là, madame, vous verriez votre autorité méconnue, attaquée ouvertement, et peut-être seriez-vous forcée de résigner vos pouvoirs…

— Jamais, mon père, jamais, interrompit-elle avec véhémence ; nulle force humaine ne saurait me contraindre à abandonner les droits de mon fils. Je ne quitterai pas ma place, tant que le roi laissera entre mes mains ce pouvoir dont les soucis me tuent.

— Madame, dit le médecin, vous m’avez manifesté tantôt un espoir : si vous pouviez opposer quelqu’un à M. de Loinvilliers, si vous vous aidiez d’un homme ferme, courageux, habile comme lui, il y aurait moyen de le réduire.

— Oui, si Maubray venait ! murmura Mme d’Énambuc avec un accent indicible de découragement, de douleur, d’ardente impatience ; mais il n’arrive pas.

Apparemment le père Du Tertre savait tout ce que l’ame de Marie renfermait d’incertitudes, de frayeurs, d’inutiles espérances, car il lui répondit en secouant tristement la tête :

— Il n’y a plus d’espoir maintenant. Depuis six mois, parti de Saint-Domingue pour venir ici sur un bâtiment dont on n’a plus eu de nouvelles, il faut prier Dieu pour le repos de son ame.