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noire silhouette sur un fond lumineux, et il resta là une minute, le bras appuyé contre le chambranle de pierre, dans l’attitude d’une pénible fatigue.

— Oh ! mon Dieu, murmura Marie en frissonnant, cette ombre ressemble à quelqu’un ! je reconnais sa taille, sa chevelure… Est-ce Maubray, mon Dieu ?

En ce moment, la porte de la chapelle se referma, tout disparut, et le regard éperdu de Marie resta plongé dans les ténèbres.

— Voici sa révérence, dit le médecin en prenant doucement le bras de Mme d’Énambuc pour la ramener à sa place.

Le père Du Tertre entra. C’était un vieux moine jacobin d’un esprit droit, ferme et plein d’expérience. Depuis dix ans, il était missionnaire dans les colonies, et il avait acquis, dans ces difficiles fonctions, une haute réputation et beaucoup d’influence.

— Mon père, dit Mme d’Énambuc d’une voix fort émue et en allant au-devant de lui, savez-vous qu’il y a du monde dans la chapelle ?

— Je le sais, madame, répondit-il en souriant ; vous avez donné, pour cette nuit, l’hospitalité à tant de gens, qu’on ne savait plus où les loger. Les magasins, les salles basses étaient encombrés, car on a apporté ici beaucoup de marchandises. Quand les colons et leurs denrées ont été à l’abri, il ne s’est plus trouvé de place pour les esclaves ni pour les engagés. Alors j’ai pris sur moi de conseiller à votre capitaine des gardes d’envoyer les noirs coucher à l’écurie avec les chevaux, et j’ai emmené les blancs dans la chapelle, d’où j’ai retiré le très saint Sacrement ; elle sera leur dortoir pour cette nuit : n’est-il pas juste que ceux qui sont sans abri aillent dormir dans la maison de Dieu ?

— Ce sont les engagés qui passent la nuit là-bas ? murmura Mme d’Énambuc, dont le visage redevint calme et qui sentit subitement s’apaiser les battemens de son cœur ; c’était une vision. Hélas ! cette image est sans cesse devant mes yeux !

Il y eut un moment de silence ; puis Mme d’Énambuc reprit :

— Mon père, j’ai besoin de vos conseils ; vous m’avez soutenue et guidée dans les momens les plus pénibles de ma vie ; aidez-moi dans cette nouvelle épreuve. Mon père, ce que j’avais craint est arrivé.

Alors elle raconta son entrevue avec le comte de Loinvilliers, et les propositions de mariage auxquelles, le lendemain, elle était déterminée à répondre par un refus.

— Mon père, dit-elle en finissant, je suis convaincue que M. de Loinvilliers a dit la vérité ; mais ma conscience ne me fait pas un de-