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nous que les mouvemens de la gauche ne tarderont pas à devenir, nous ne disons pas moins calculés, mais plus hardis ; évidemment, elle se croit désormais maîtresse du terrain, comme elle croit que les ministres sont fatalement enchaînés à ses destinées. L’avenir, et cet avenir ne peut pas être fort éloigné, nous dira si la gauche a bien établi ses calculs, bien posé les données de son plan de campagne.

La proposition Remilly, dont la gauche ne fait que profiter, ce qui est de bonne guerre, n’est qu’un prélude. La gauche espère en faire sortir une cause de profonde rupture entre le ministère et les centres ; elle y voit en même temps le prologue de la réforme électorale. Le drame de la réforme serait joué à la session prochaine. Il est réservé pour l’ouverture de la nouvelle année politique. En attendant, dans l’intervalle des deux sessions, la presse, parlant seule à l’opinion publique, aura fait tous ses efforts pour ébranler le système existant, pour préparer les esprits à un nouveau système électif. Un des argumens les plus propres à troubler les consciences consistera à dire, à répéter tous les jours que les conservateurs eux-mêmes reconnaissent les vices de la représentation nationale : témoin la proposition d’un des leurs, la proposition Remilly.

Ainsi la réforme électorale avant tout : c’est là le champ de bataille que la gauche prépare avec soin et habileté ; c’est là qu’elle veut entraîner ses adversaires, c’est là qu’elle prend d’avance ses positions et ses points d’appui.

Si elle succombe devant la chambre, elle croit pouvoir rendre le gouvernement impossible, au point de forcer à la dissolution dans le moment le plus favorable pour elle. Alors la question de la réforme se trouvera tout naturellement portée devant les colléges électoraux ; elle deviendra le mot d’ordre, le signe de ralliement ; il n’y aura plus que deux camps, celui des réformateurs et celui des conservateurs.

La France a-t-elle quelque chose à espérer, n’a-t-elle rien à craindre de cette lutte ? Il est permis d’en douter. On pourrait peut-être s’alarmer, s’effrayer, si nous vivions dans une époque d’hommes très puissans et de grandes choses. Il n’en est rien. Chaque siècle a sa taille. Celle du notre est connue. Soit en bien, soit en mal, nous ne pouvons rien faire qui dépasse notre petite mesure. Quand on passe des semaines à se disputer sur le sucre de betterave et le prix de revient, on n’est pas des hommes bien redoutables. Conservateurs et réformateurs, ils ont beau grossir leur voix, se provoquer les uns les autres à des combats acharnés, à une guerre à mort ; le champ de bataille ne sera pas jonché de cadavres, et après beaucoup de bruit, la paix sera signée de guerre lasse à des conditions tolérables pour tous. On accomplira plus tard, avec moins de dignité, par lassitude, ce que nous demandions aujourd’hui même à la raison, au patriotisme des hommes de toutes les opinions qui comprennent les nécessités du gouvernement et qui veulent comme nous la monarchie et la liberté, notre dynastie et nos institutions, avec ce progrès prudent et mesuré qui prévient les bouleversemens et satisfait les esprits sans les agiter.