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il rencontre les alguazils dans la rue, cause avec eux et n’est pas reconnu. Enfin il atteint les frontières de l’Aragon, pays libre encore sous l’autorité monarchique, et dont le premier privilége soumet le roi lui-même à l’autorité des lois locales. Pendant que les portes de Saragosse s’ouvraient à lui et lui offraient un asile, on précipitait dans un cachot sa fille, ses enfans en bas âge, et sa femme grosse de huit mois. Malgré sa dissimulation habituelle, Philippe II laissait voir une inquiétude farouche. Il n’avait pu tuer ni le secret, ni le maître du secret. Son fou, en titre d’office, s’écria comme il se mettait à table :

« Pourquoi êtes-vous si triste, père ? Antonio Perez s’est sauvé ; tout le monde s’en réjouit, réjouissez-vous ! »

Le roi essaya tour à tour de l’indulgence et de la cruauté : il fit relâcher, pendant quelques jours, doña Joana et doña Gregoria, femme et fille de Perez. Il faut lire, dans l’éloquente narration de Perez, les scènes héroïques, d’une profondeur et d’une énergie plus que tragique, qui se passèrent entre ces femmes et les persécuteurs d’Antonio. Doña Joana avait quelques parentes religieuses dans le couvent des dominicaines à Madrid. Elle savait que le confesseur du roi, l’un des principaux instigateurs de la persécution, Fray Diego de Chaves, devait s’y rendre un certain jour, et elle l’y attendit ; comme il passait devant le maître-autel de l’église, elle l’arrêta, lui rappelant la parole qu’il lui avait souvent donnée de sauver Perez, lui demandant justice à grands cris, et lui représentant l’atrocité et l’injustice dont son mari était victime. « Mais il restait sourd, dit Antonio, car son ame était sourde. » — « Alors, voyant le saint-sacrement sur l’autel et se tournant vers lui : « Dieu, dit-elle, qui entends tout ; et qui vois tout, je te demande justice de cet homme, justice de cette iniquité, justice et témoignage en ma faveur ! » Le prêtre resta pâle, muet, comme frappé de la foudre, et après quelques momens de stupeur il s’écria « Qu’on fasse venir la mère prieure et les principales personnes du couvent, qu’elles viennent toutes et qu’on les appelle. » Quand elles furent venues, on s’approcha de la grille du chœur, et le prêtre protesta devant elles des efforts qu’il avait tentés auprès du roi, de ses bons sentimens pour Perez, et de l’impuissance où il était de contraindre la volonté royale. — Mais (c’est Antonio qui parle), il n’y a tel maître au monde que la douleur et la fidélité. Joana répondit au confesseur : « Ce que vous pouvez ? je vais vous le dire : lui refuser l’absolution et rentrer dans votre cellule jusqu’à ce qu’il fasse justice. Vous serez là plus grand que vous n’êtes ici. Vous êtes confesseur, le