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de place. Penché sur Marie, l’œil fixe et attentif, le visage immobile, il écoutait le souffle irrégulier qui soulevait la poitrine découverte et ensanglantée de la jeune femme.

— Elle est morte ! s’écria le comte en se jetant à genoux près de Marie, elle est morte !

— Non, grace au ciel ! dit le docteur, je ne lui trouve d’autre blessure qu’une égratignure à l’épaule : c’est le saisissement qui lui a fait perdre connaissance ; mais la voilà qui soupire et revient…

— Jésus, mon Dieu ! soyez béni ! j’ai donc paré le coup ! murmura Loinvilliers d’une voix affaiblie ; c’est moi qui vais mourir… Une belle fin… j’ai donné ma vie pour elle… Dites-le-lui quelque jour, monsieur…

En achevant ces mots, il tomba sur le parquet, raide et comme mort.

Tandis que ceci se passait dans la galerie, la herse avait été brisée, et les peaux rouges tentaient de franchir le passage ; mais on tirait sur eux par les meurtrières. Ils tombaient dès qu’ils étaient entrés, et pas un ne se relevait. On les aurait tous tués ainsi jusqu’au dernier, si l’on avait pu continuer le feu ; mais les munitions allaient manquer, il n’y avait plus ni poudre ni balles.

Cependant le tambour battait dans les mornes, et une troupe d’habitans venait du côté de Saint-Pierre. Quand ils furent sur la hauteur qui domine la plage, ils firent une décharge dont le bruit, répété par les échos des mornes, fut entendu même de ceux qui étaient dans les casemates. Les Caraïbes, épouvantés, cherchèrent alors à s’enfuir, mais la haie et les énormes barreaux de la grille leur opposaient de tous côtés d’insurmontables obstacles. Ils essayèrent de regagner la rase campagne par l’espèce de pont aérien sur lequel ils avaient passé pour descendre dans le jardin : quelques-uns à peine parvinrent à s’échapper ainsi. Quand les milices arrivèrent, elles massacrèrent le reste de ces malheureux sous les murs de l’habitation.

Une heure plus tard le jour se levait enfin, et l’on commençait à se reconnaître au milieu de ces horribles débris. Les miliciens bivouaquaient dans le jardin, et les esclaves du grand atelier, leur commandeur en tête, creusaient des fossés le long de la plage et enterraient les morts. Une scène encore plus lugubre se passait dans l’intérieur de l’habitation : le général était étendu sur son lit ; les forces et l’animation qu’il avait retrouvées au moment du danger s’éteignaient rapidement en lui ; il avait consumé dans cette nuit d’angoisses les restes de sa vie ; pâle, immobile, affaissé sur lui-même, il dormait