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MARIE D’ÉNAMBUC.

— Maîtresse, répondit-elle, c’est étrange ! On dirait qu’il y a par ici des peaux rouges…

— Des peaux rouges ! s’écria la jeune femme en se levant avec un geste de frayeur ; alors les chemins ne sont pas sûrs d’ici au Fort-Royal. Seigneur, mon Dieu !… Mais je suis folle !… Maubray doit être retourné par mer.

Puis, se remettant un peu, elle ajouta : — Tu te trompes, Palida ; il n’y a personne là-bas. Pourquoi les sauvages auraient-ils quitté leurs carbets ? que viendraient-ils faire ici ? Et d’ailleurs, comment peux-tu reconnaître leur présence par une nuit si sombre ?

— Je ne les vois certainement pas, maîtresse, répondit Palida ; mais ne savez-vous pas qu’on sent une peau rouge plutôt encore qu’on ne l’aperçoit ?

En achevant ces mots, elle tourna son visage vers la brise et respira lentement comme pour chercher à reconnaître les émanations qui l’avaient frappée. Ainsi que tous les individus de race sauvage, elle avait des sens doués d’une grande finesse et une sagacité remarquable. Au bout d’un moment, elle dit en quittant la fenêtre :

— La brise est tombée ; je ne sens plus rien que l’odeur des ananas et des fleurs de frangipaniers. Si les peaux rouges rôdent par ici, on retrouvera demain la plante de leur pied marquée sur le sable le long de la plage, à moins qu’ils ne fassent comme la tortue quand elle retourne à la mer, et qu’ils n’effacent leurs traces en se retirant.

— Mais ces pauvres idolâtres n’ont pas naturellement la peau plus rouge que toi, Palida, et on ne les reconnaîtrait pas à l’odeur comme les nègres d’Angola, s’ils allaient tous nus, tels que Dieu les a mis au monde.

— Non sans doute, maîtresse ; c’est le vêtement qu’ils se font chaque jour qui leur donne cette couleur et cette odeur étrange. Figurez-vous que chaque matin, après s’être baigné à la mer ou dans quelque ruisseau, un Caraïbe ne passe pas moins d’une grande heure à sa toilette. D’abord sa femme lui tresse proprement les cheveux et lui orne la tête de plumes, de verroteries et d’autres brimborions ; puis elle lui barbouille tout le corps d’un mélange de roucou et d’huile de palmiste ; les plus glorieux se font faire sur cet habit une façon de broderie noire avec le jus de certaines lianes, et, après s’être ainsi accommodés, ils s’imaginent avoir aussi bon air que vous quand vous avez votre robe de satin garnie de dentelles d’argent et votre collier d’émeraudes.

— Et tous les jours ils recommencent cette belle toilette ?