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qu’elle reçut de ses mains sans lever les yeux sur lui, et sans le remercier autrement qu’en inclinant la tête.

— J’espère, monsieur, que le Saint-Malo tardera quelques jours à reprendre la mer, dit le général en faisant un effort pour se tourner vers le marquis ; jusque-là, je vous prie de me faire l’honneur d’accepter chez moi l’hospitalité, la bonne hospitalité créole…

À cette proposition qu’elle aurait dû pourtant prévoir, Marie regarda le marquis avec une sorte de frayeur, d’anxiété profonde. Il sourit faiblement comme pour la rassurer, et répondit en s’inclinant :

— Je vous remercie, général ; demain matin je dois être de retour au Fort-Royal, et à mon grand regret il me faut repartir dans une heure…

— Je n’insiste pas alors. Mais vous devez avoir un appétit de voyageur ; au moins vous vous mettrez à table, et vous souperez tout en nous donnant des nouvelles de France.

Le marquis s’inclina de nouveau avec un geste de remerciement et de refus. Bien que ses paroles et sa contenance ne manifestassent aucun trouble, la pâleur de son visage et le son de sa voix décelaient une certaine agitation intérieure qui n’échappa ni à Mme d’Énambuc ni à M. de Loinvilliers. Marie aussi était troublée au fond de l’ame ; mais sa propre émotion la rendit maîtresse d’elle-même et lui donna la force de dissimuler tout ce que la présence du marquis avait réveillé en elle de saisissement, de souvenirs, de regrets, d’amère joie. Loinvilliers, morne et attentif, s’était retiré avec le docteur Janson dans l’embrasure d’une fenêtre. Mme d’Énambuc resta assise en face du marquis de Maubray, à quelques pas du général, qui était retombé dans son immobilité et sa somnolence. Marie osa lever alors les yeux sur M. de Maubray : six années d’absence l’avaient bien changé ; mais il lui sembla que ce visage bruni par le soleil, amaigri par de longues fatigues, était encore plus fier, plus noble et plus beau. Henry de Maubray avait alors environ trente ans ; il appartenait à une famille dont le nom se rattachait aux plus anciennes époques de l’histoire de Bretagne, et tout en lui annonçait cette belle et forte race du Nord, dont le sang ne s’est jamais mêlé à celui des populations méridionales. Ses cheveux, d’un blond vif, retombaient autour de son large front en boucles légèrement frisées. Sa bouche étroite et vermeille avait une expression de froideur hautaine que modifiait singulièrement la douceur presque féminine de son regard. La blancheur animée de son teint s’était à peine altérée sous le climat brûlant de la zone torride, ses yeux étaient d’un bleu sombre