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MARIE D’ÉNAMBUC.

peine de mort, il avait le plus beau droit de la souveraine puissance, le droit de grace. Sous le titre de lieutenant-général du roi de France, il levait des troupes, commandait les expéditions et pouvait faire la guerre à quiconque n’était ni sujet ni allié de son souverain. Il avait des gardes, des officiers, des gentilshommes, il régnait enfin.

Pendant son dernier voyage en France, lorsqu’il était allé recevoir l’investiture de cette grande autorité, M. d’Énambuc avait épousé à Paris une demoiselle pauvre, mais de haute noblesse, et qui tenait par alliance aux meilleures familles du royaume. Ce fut un étrange changement dans la destinée de cette jeune fille ; elle quitta son obscure maison de la rue Culture-Sainte-Catherine pour aller à l’autre extrémité du monde chercher une fortune, des honneurs qu’elle n’avait jamais ambitionnés. En arrivant à la Martinique, elle trouva sa maison formée ; elle eut des demoiselles, des pages, des gentilshommes, toute une cour ; sa suite était aussi nombreuse que celle d’une princesse du sang ; il ne lui manquait que le titre. D’abord on l’appela Mme la générale, puis tout simplement Madame, et c’était ainsi qu’on la désignait dans toute l’île, comme on s’était habitué à nommer le lieutenant-général, Monsieur. La jeune femme accepta avec un naïf orgueil tous ces honneurs. Elle avait quinze ans à peine quand elle arriva, et son jeune âge, sa beauté, ses qualités charmantes lui gagnèrent l’affection de toute cette population turbulente et mêlée qui habitait la colonie. Les blancs, les riches créoles lui témoignaient un grand respect ; les noirs et tout le pauvre peuple l’appelaient la petite reine. Tandis que le général s’occupait de son gouvernement, elle donnait des fêtes au fort Saint-Pierre ; ou bien, retirée à son habitation des Mornes, elle s’y reposait dans les molles et somptueuses habitudes de la vie créole.

C’était un délicieux séjour que celui des Mornes. La maison, bâtie en pierres et flanquée de quatre grands pavillons, s’élevait entre deux massifs de caneficiers dont les hautes cimes dépassaient son toit d’ardoise. Bien qu’il n’y eût sous ses murailles ni palissades, ni fossés, elle n’était pas cependant sans quelques moyens de défense ; les fenêtres du rez-de-chaussée étaient garnies de solides contrevents, une espèce de herse pouvait au besoin s’abaisser derrière la grande porte, et le vestibule était précédé d’un passage voûté où quelques hommes déterminés auraient suffi pour arrêter une armée. À l’entour de la maison, il y avait un jardin irrégulièrement planté, et clos de tous côtés par une haie de raquettes ou figuiers d’Inde. Cette plante, qui dans les régions tropicales atteint la hauteur d’un