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LES MISSISSIPIENS.

GEORGE, à part, la regardant.

Ô corruption ! ô ame dépravée ! femme sans entrailles et sans cœur ! Et toi, Samuel ! Shylock moderne, il ne te reste plus qu’à tuer tes victimes, pour vendre plus aisément leur chair et leur sang ! (Regardant Louise.) Malheureuse, innocente créature ! que puis-je faire pour toi ? Ma protection ne pourra que te nuire. (À Louise, qui se lève avec impétuosité. Il l’arrête.) Où courez-vous ainsi ? Calmez-vous, votre désespoir va vous trahir.

LOUISE.

Oh ! vous êtes là ! Laissez-moi, ne vous occupez plus de moi. Je n’ai plus rien à ménager, car bientôt je n’aurai plus rien à craindre : je vais me tuer.

GEORGE.

Vous tuer ! vous êtes donc sans foi et sans Dieu, vous aussi ?

LOUISE.

Dieu m’abandonne, je vois que personne ne m’aime, que je n’ai personne à qui me fier ! (À George, qui la retient.) Laissez-moi, vous dis-je ; demain matin ils me retrouveront dans la pièce d’eau sous leurs fenêtres ; je ne souffrirai plus… et alors ils me regretteront peut-être ; ce sera la première fois qu’ils m’auront aimée !

GEORGE.

Ô jeune fille ! ne te laisse pas briser par la perversité d’autrui et par ta propre douleur. Il est temps encore de te soustraire à l’horrible contagion qui bientôt peut-être te flétrirait aussi. Il le faut, et je crois qu’ici la main de Dieu me pousse et me trace mon devoir… J’aurai le courage de le remplir, quelque soupçon, quelque blâme qu’il en puisse retomber sur moi par la suite… Écoutez, Louise, voulez-vous avoir confiance en moi ? Voulez-vous suivre mon conseil ?

LOUISE.

Et que feriez-vous à ma place ?

GEORGE.

Je fuirais cette maison à l’instant même, et j’irais me cacher dans un couvent.

LOUISE.

Me faire religieuse ? oh ! j’y ai souvent songé, j’y songe tous les jours.

GEORGE.

Non pas vous engager par des vœux téméraires, insensés ; mais vous placer, pour quelques années du moins, sous l’égide de personnes sages et vous dérober à d’odieuses persécutions à l’abri d’un asile inviolable.

LOUISE, vivement.

Je le veux ! Mais m’accueillera-t-on ? Voudra-t-on me protéger ? À quel titre implorerai-je l’appui des amitiés étrangères ?

GEORGE.

Fiez-vous à moi. Consentez à passer pour ma sœur ou pour ma fille, et ne vous inquiétez pas du reste. Je vous verrai souvent ; je veillerai sur vous.