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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.

m’enivrant comme eût fait une liqueur funeste soudainement versée dans mon sein, et j’éprouvai que mon être, jusque-là si ferme et si simple, s’ébranlait et perdait beaucoup de lui-même, comme s’il eût dû se disperser dans les vents.

Ô Mélampe, qui voulez savoir la vie des centaures, par quelle volonté des dieux avez-vous été guidé vers moi, le plus vieux et le plus triste de tous ? Il y a long temps que je n’exerce plus rien de leur vie. Je ne quitte plus ce sommet de montagne où l’âge m’a confiné. La pointe de mes flèches ne me sert plus qu’à déraciner les plantes tenaces ; les lacs tranquilles me connaissent encore, mais les fleuves m’ont oublié. Je vous dirai quelques points de ma jeunesse ; mais ces souvenirs, issus d’une mémoire altérée, se traînent comme les flots d’une libation avare en tombant d’une urne endommagée. Je vous ai exprimé aisément les premières années, parce qu’elles furent calmes et parfaites ; c’était la vie seule et simple qui m’abreuvait, cela se retient et se récite sans peine. Un dieu, supplié de raconter sa vie, la mettrait en deux mots, ô Mélampe.

L’usage de ma jeunesse fut rapide et rempli d’agitation. Je vivais de mouvement et ne connaissais pas de borne à mes pas. Dans la fierté de mes forces libres, j’errais m’étendant de toutes parts dans ces déserts. Un jour que je suivais une vallée où s’engagent peu les centaures, je découvris un homme qui côtoyait le fleuve sur la rive contraire. C’était le premier qui s’offrît à ma vue, je le méprisai. Voilà tout au plus, me dis-je, la moitié de mon être ! Que ses pas sont courts et sa démarche malaisée ! Ses yeux semblent mesurer l’espace avec tristesse. Sans doute c’est un centaure renversé par les dieux et qu’ils ont réduit à se traîner ainsi.

Je me délassais souvent de mes journées dans le lit des fleuves. Une moitié de moi-même, cachée dans les eaux, s’agitait pour les surmonter, tandis que l’autre s’élevait tranquille et que je portais mes bras oisifs bien au-dessus des flots. Je m’oubliais ainsi au milieu des ondes, cédant aux entraînemens de leur cours qui m’emmenait au loin et conduisait leur hôte sauvage à tous les charmes des rivages. Combien de fois, surpris par la nuit, j’ai suivi les courans sous les ombres qui se répandaient, déposant jusque dans le fond des vallées l’influence nocturne des dieux ! Ma vie fougueuse se tempérait alors au point de ne laisser plus qu’un léger sentiment de mon existence répandu par tout mon être avec une égale mesure, comme, dans les eaux où je nageais, les lueurs de la déesse qui parcourt les nuits. Mélampe, ma vieillesse regrette les fleuves ; paisibles la plupart et